Chapitre V
Caché près de la lisière de la forêt, je devais encore patienter plusieurs heures avant l’hypothétique arrivée de l’oncle de Loane. Au vu du grabuge actuel, j’espérais qu’il n’allait pas faire les frais de mes ennuis. Silfrid Mélopès devait être aux commandes de cette opération et je craignais qu’il interroge toutes les personnes aperçues en ma compagnie.
J’étais exténué par ces deux kilomètres de tunnel parcourus à genou et je souffrais de multiples écorchures dues aux cailloux coupants dissimulés dans l'obscurité. Difficile dans ces conditions de prendre le recul nécessaire sur les derniers événements et de comprendre qui étaient réellement Gabrielle et Eldémor.
Les rivalités entre les clans les empêchaient de se fédérer contre les Ducs et la personnalité d’Eldémor semblait particulièrement controversée. Pourtant, il m’inspirait spontanément beaucoup de respect et il me rappelait que la communauté Aulot, très présente dans les corporations paysannes, comptait également des intellectuels et des artistes réfractaires à l'autorité officielle.
Mon père était la parfaite incarnation de ce groupe de contestataires. Notaire renommé avant qu’il ne déménage à Coldore, mon paternel n’avait de cesse de se moquer de l’ignorance des Ducs en matière d’arts. Il dénonçait également continuellement les impôts exorbitants découlant de leurs extravagances. Plus que son éloquence d’homme de loi, ce sont surtout ses pamphlets qui faisaient mouche auprès de la population. L’un d’entre eux le rendra célèbre dans tout le Duché.
L’autre jour, non loin du château,
Les paysans pleuraient en sanglots,
Bêtes et enfants avaient subitement succombé,
Horrifiés par ce qu’ils venaient de regarder,
N’écoutant alors que mon courage,
Je me rendis sur le lieu du carnage,
Apercevant au loin des créatures en perruques,
Je compris que j’arrivais à l’exposition des Ducs,
En compagnie de peintures prétendument exquises,
Ils exhibaient leurs sculptures récemment acquises,
C’est ainsi que j’ai finalement compris,
À quoi mes plantureux impôts avaient servi,
Mais vous éviterez de conclure que votre argent a été mal investi,
En vous rappelant que nous devons nous protéger de nos ennemis,
Et si vous vous demandez encore comment les effrayer,
Dites-vous qu’avec de telles œuvres, plus nul besoin d’une armée…
Les Azoines ne lui pardonnèrent jamais ces phrases assassines, mais peu lui importait. Ses talents de tribun firent mouche auprès des Aulots et son ascension fut fulgurante. Après son alliance avec les Enits, il devint chef de l'opposition avant de remporter les élections de la mairie de Coldore.
Son poids politique lui permit de s'opposer de plus en plus fermement aux rachats abusifs des terres convoitées par les Azoines et en particulier par la famille Mélopès. Inspiré par les parents de Tertu, mon père avait réussi à sensibiliser les paysans sur la véritable valeur de leurs champs et des risques qu’ils encouraient s’ils n'en devenaient que des exploitants.
L’animosité entre les Masso et les Mélopès s’étendait à toutes les tranches d’âge des deux familles. Enfants déjà, nous avions été éduqués pour nous mépriser.
Cette haine recommence à faire des dégâts, me disais-je en déposant de la salive sur les coudes qui recommençaient à me piquer.
Les heures qui suivirent furent relativement calmes et je crois même m’être assoupi quelque temps. Il devait déjà être sept heures du matin quand j’ouvris les yeux, réveillé par les premiers rayons du soleil perçant la cime des arbres.
J’avais faim, mais je ne pouvais qu’attendre patiemment. Caché derrière les buissons, j’observais les chariots des marchands quittant enfin le Triangle Doré. Ils formaient une ligne parfaitement droite car leur route longeait deux larges barres métalliques parfaitement parallèles et espacées entre elles d’une taille d’homme. Masquées par la végétation et attaquées par la rouille, on en découvrait régulièrement sur le Grand Continent. D’une longueur dépassant parfois plusieurs dizaines de kilomètres, elles faisaient partie de ses marques du passé dont on ne comprenait ni l’origine, ni la finalité.
Je n’avais perçu aucune présence des forces de l’ordre dans les environs et je continuais à espérer qu’ils me croient toujours caché à l’intérieur de la ville.
Cet espoir fut confirmé quelques instants plus tard quand je reconnus la carriole de l’oncle de Loane pointant seule à l’horizon. Arrivée à ma proximité, elle ralentit et la voix grave bien caractéristique de son propriétaire se fit entendre.
― Ellimac, si tu es là, monte immédiatement dans la carriole.
Malgré mes écorchures, je ne me fis pas prier pour sortir de ma cachette et sauter dans l’attelage en marche.
― Merci, Monsieur. Vous arrivez plus tôt que prévu et tant mieux, je n’en pouvais plus de rester couché dans les fourrés.
― Vous remercierez Silfrid Mélopès, Monsieur Masso. C’est grâce à lui que je suis si matinal.
― Que voulez-vous dire ? Il vous a rendu visite ?
― Rendu visite ? Quand ce n'est pas souhaité, on appelle plutôt cela une intrusion.
― Oh non ! Avez-vous été brutalisé ?
― Non, ils n’ont pas osé. Ils sont devenus prudents dans leurs exactions, car ils craignent les dénonciations de l’Ipaille. S’ils avaient voulu m'interroger sous la contrainte, j'aurais été envoyé au poste de police du Triangle Doré. Là, ils sont à l’abri des accusations de cet animal.
― Vous avez dû paraître convaincant dans vos réponses. Sinon, Silfrid Mélopès n’aurait eu aucun remord à vous torturer.
― Ce n’est pas impossible, mais le Triangle Doré est resté bouclé suite au grabuge que vous avez provoqué et cela m’a sans doute préservé du pire. Même si c’était très désagréable, je n’ai finalement eu à subir que des questions insistantes.
― Je suis désolé que vous ayez dû supporter toute cette pression. Que lui avez-vous raconté ?
― Que je ne vous connaissais pas et que nous n’avions discuté que de mes œuvres. Furieux, il n’a alors rien trouvé de mieux que de contrôler toute ma réserve. Quand il a découvert qu’une de mes statuettes avait un bord légèrement tranchant, il a fait appeler ses amis du Ministère de l’Intérieur. Ceux-ci ont alors conclu que ma sculpture pouvait être utilisée comme arme blanche.
― Ils vous l’ont confisqué ?
― Oui, mais cela a surtout permis à Silfrid de procéder à mon expulsion immédiate de la ville.
― Expulsé pour une sculpture ?
― Non, pour trafic d’armes, mon cher Ellimac. Votre meilleur ennemi connaît toutes les ficelles de la loi et il peut être terriblement rancunier. J’ai à peine eu le temps d’embarquer quelques affaires après avoir été sommé de quitter la ville sur le champ.
― C’est écœurant. Comment les Timosiens peuvent-ils accepter de tels abus ?
― Les Ducs privilégient la main de fer dans un gant de velours, mais ils se passent du gant dès que nécessaire. Leurs sous-fifres connaissent parfaitement bien ce principe.
― Que voulez-vous dire ?
― Les autorités sont déjà en train de rédiger les parchemins démontrant que je suis dangereux pour tous les Timosiens. Si cela ne suffit pas à maintenir le calme, la garde et les milices au service des Ducs materont toute contestation publique.
― Je m’étonne qu’ils se soucient autant de leur réputation. On dit des Ducs actuels qu’ils ont un faible pour la violence.
― Oui, mais ils ont compris qu’ils ne doivent pas en abuser, car chaque répression renforce l’adhésion de la population aux idées des rebelles. L'art du pouvoir est beaucoup plus subtil que vous ne pourriez le penser.
― S’ils contrôlent les productions de parchemin, pourquoi devraient-ils encore s’inquiéter ? Les Timosiens semblent très peu critiques par rapport aux informations qu’ils lisent.
― Vous oubliez qu'il y a une chose qu’ils sont incapables de contrôler.
― L’Ipaille ! répondis-je tel un enfant répondant fièrement à son professeur.
― Tout juste. Cet oiseau est tellement imprévisible ! Il est tout aussi bien capable d'accentuer les allégations de Silfrid que de dénoncer les exactions que j'ai subies. Il est même possible que la communication de l'Ipaille varie totalement suivant les lieux qu’il ira visiter.
― J’ai toujours pensé qu’il fallait éradiquer cet animal. Mais à vous entendre, il pourrait pourtant être notre plus puissante arme contre les Ducs.
― Ceux qui maîtriseront cette arme seront les maîtres du monde Ellimac. Nous avons une longue route devant nous et je ne vais pas passer tout le trajet à t‘appeler Monsieur. Mon prénom est Gulhan.
Je fus étonné par l’attitude amicale de l’oncle de Loane. Il venait pourtant d’être chassé de la ville à cause de moi.
― Vous ne m’en… euh…. Tu ne m’en veux pas plus que ça ? Ta maison va sans doute être saisie et vendue au plus offrant.
― Cela fait trop longtemps que je traîne dans cette ville et que le courage de partir me manque. J’avais sans doute besoin d’un bon coup de pied au cul et tu es arrivé pour me le donner.
― Je ne m’attendais pas à cette conclusion. Merci, je me sens soulagé.
― Par contre, tu as intérêt à te préparer avant de retrouver Loane. J’ai écouté attentivement tes arguments, mais si tu l’aimais autant que tu le prétends, tu n’aurais jamais quitté Esabal sans elle.
― Elle avait des propos horribles. Je n’ai plus supporté d’être traité de lâche dès que je parlais de quitter son groupe de fous furieux.
― Tu n’avais qu’à ravaler ta fierté et l'amener de force avec toi. Moi, c'est ce que j’aurais fait.
Je ne répondis pas. Mieux valait mordre sur ma chique, car Gulhan semblait particulièrement sensible aux mésaventures de Loane.
Visiblement inquiet, il regardait régulièrement vers le ciel et analysait attentivement les oiseaux qui tournoyaient autour de nous.
― Pourvu que l’Ipaille ne soit pas parmi eux. Le pire serait qu’il révèle qui et où nous sommes.
― Que va-t-il arriver à Achille et Eldémor ?
― J’espère pour eux qu’ils auront pu se faire passer pour de banals poivrots. Nous serons fixés sur leur sort dans les jours qui viennent. On peut compter sur l’Ipaille pour être tenus informés de leur sentence.
Gulhan me tendit un morceau de pain et un peu de cochonnaille. Cette nourriture tombait à point même si je n’avais pas le cœur à manger. Cela faisait déjà plusieurs heures que les victuailles de Gabrielle avaient été avalées et il était temps de reprendre des forces.
― Où allons-nous ? demandai-je en entamant mon repas de fortune.
― Notre première étape sera Coldore. Si personne ne nous arrête, nous devrions y être avant la fin de l’après-midi.
J’avais longtemps espéré le jour où je me débarrasserais de mon encombrante cargaison. Je ne ressentis cependant aucun soulagement, que du contraire. Mes finances avaient certes remonté, mais mes craintes de l’Ipaille s’étaient encore accentuées. Je me sentais comme un fugitif effarouché et mes pensées étaient trop confuses pour m’aiguiller. Quelle piste suivre en priorité ? Loane ou Tertu ? Je renonçai à expliquer mon dilemme à Gulhan, car cela m’arrangeait que quelqu’un ait déjà décidé pour moi.
Le plus difficile, c’était cette culpabilité qui me rongeait. Je quittais la ville en laissant Achille et Eldémor croupir dans les geôles des Ducs. À croire que je ne suis capable que de m’enfuir quand mes proches sont en danger.
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