Chapitre VI
Le soleil faiblissait déjà quand nous entamâmes la dernière ascension du trajet. Arrivés au sommet, je reconnus immédiatement ma ville natale. En la découvrant depuis les hauteurs, les voyageurs étaient subjugués par la beauté particulière de Coldore. De grandes avenues formaient comme des anneaux autour d’une majestueuse église. C’était probablement la plus ancienne du pays et même les Azoines n’en revendiquaient pas la construction. Devant l’édifice, une vaste esplanade permettait aux enfants de s’entraîner à l’aigleton. Huit rues parfaitement rectilignes y prenaient naissance et menaient chacune vers une des sorties de la ville. Vu des collines, elles formaient les rayons de ce qui ressemblait à une gigantesque roue. Enfant, j’étais persuadé qu’elle s’était détachée d’un immense carrosse céleste et qu’elle s’était écrasée sur la terre avant de faire naître Coldore.
La cité se trouvait au milieu d’une grande vallée derrière laquelle s’élevaient les pics du Carsac. D’où nous étions, il était facile de reconnaître les prairies de la famille de Tertu. Elles formaient une gigantesque émeraude déposée au pied des montagnes. D'une forme parfaitement ovale et d’un vert étonnamment vif, une large rivière en protégeait naturellement l’accès depuis la ville.
Pour y pénétrer, il fallait traverser un pont en granit si grand que vingt moutons pouvaient l'emprunter de front sur ses trente mètres de longueur. Hormis sa taille peu commune, il se distinguait aussi par la couleur rosâtre de ses pierres. Il n’en existait pas de telles dans la région et on ignore toujours aujourd’hui leur provenance. D’ailleurs, personne n’avait encore percé le mystère de la construction de cet ouvrage somptueux. Même maître Potri ne nous avait jamais proposé la moindre théorie sur les bancs de l’école. La seule chose dont je me souvienne, c’est d’un tableau accroché sur le mur de la petite salle à manger de la maison de Tertu. Il y représentait un troupeau d’étranges animaux traversant le pont. L’œuvre était si vieille qu’elle craquelait de partout mais elle avait malgré tout conservé ses couleurs. L’artiste avait imaginé d’énormes bêtes avec une peau brune parsemée de grosses taches blanches. Il paraît que jadis, ces peintures imaginaires existaient par centaines et que de nombreuses légendes s’en étaient inspirées. Volées ou détruites, ces fresques ont aujourd’hui quasiment toutes disparu.
Cette plaine fertile était indispensable aux troupeaux revenant des hauts plateaux à l’approche de l’hiver. Quand la famille de Tertu en était encore propriétaire, les bergers de la région pouvaient y laisser pâturer leurs animaux pour une somme modique. Au vu de toutes les convoitises que cette terre suscitait, je ne me faisais aucune illusion sur les intentions mercantiles des nouveaux propriétaires.
J’appréhendais le retour dans ma ville natale, mais c’était un passage obligé avant d’entamer le sentier menant aux montagnes du Carsac.
Gulhan fit signe de reprendre la route. Il nous conduisait vers une auberge dont il connaissait bien le gérant, un ancien bûcheron reconverti dans l’hôtellerie.
― C’est un homme de confiance, affirma-t-il. C’était chez lui que je me fournissais en bois et il a toujours pratiqué des prix raisonnables. Quel dommage qu’un homme aussi passionné par son métier ait du tout arrêter du jour au lendemain.
― Que lui est-il arrivé ?
― Il s’est laissé distraire au moment précis où l’arbre qu’il était en train d’abattre avait décidé de tomber. Il a eu beaucoup de chance de n’avoir qu’une main écrasée.
― Comment un bûcheron a-t-il pu avoir une telle erreur d’inattention ? Il aurait pu se tuer !
― Il s’est suprendre par des cris d’oiseaux.
― Allons donc ! Il n’y a pourtant rien de plus commun que les bruits des animaux de la forêt.
― Sauf qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel animal, Ellimac. Il s’en est sorti avec une main paralysée et une bonne raison de s’entendre avec tous ceux qui détestent l’Ipaille.
Quelques centaines de mètres nous séparaient encore des premières habitations quand j’aperçus une haute palissade en bois érigée autour de la ville. Elle semblait avoir été construite à la hâte et je me demandais de quelle menace Coldore voulait se protéger.
J’étais impatient de rejoindre l’auberge et je fus soulagé qu’aucun garde ne bloque l’entrée. J’étais épuisé, j’avais faim, et j’étais angoissé à chaque fois que Gulhan regardait le ciel. Malheureusement, l’espoir de me trouver dans une cité moins surveillée que Timos disparut quand je croisai le regard inquisiteur des habitants.
― Nous sommes en plein quartier Enit et ils n’aiment pas qu’un des leurs s’affiche si ouvertement avec quelqu’un d’une autre communauté.
Les Aulots étaient en moyenne sensiblement plus grands et moins corpulents que les Enits. Et ils se distinguaient des Azoines par une peau généralement plus mate. Petit et trapu, Gulhan rassemblait les traits typiques des Enits mais ces caractéristiques étaient loin d’être une vérité absolue. Moi par exemple, j’avais une peau qui restait toujours très claire, même quand le soleil tentait de la brunir. Et Achille était à la fois bien plus grand et imposant que la plupart des Aulots.
Je me touchai instinctivement le visage à la recherche des traits qui trahissaient mes origines.
― Tes chaussures Ellimac. Il n’y a que les Aulots pour en avoir de pareilles.
De grosses chaussures en cuir brun, mais décorées de fines boucles très brillantes. Il suffisait donc que je porte le dernier cadeau de mon père pour qu’on reconnaisse ma communauté.
― N’est-ce pas un peu rapide comme déduction ? demandai-je. N’importe qui aurait pu acheter cette paire à un Aulot.
― En effet, mais pas avec des boucles en forme de tulipe. Les Enits comme les Azoines détestent cette fleur.
― Et bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que les Coldorans sont très observateurs. Quand bien même, est-ce donc un crime qu’un Enit voyage avec un Aulot ? Autrefois, je jouais souvent avec les enfants des autres communautés et ils figuraient parmi mes meilleurs amis.
― Que ce soit la tulipe, l’espadon ou le chêne, afficher ces symboles à Coldore est une véritable provocation pour les autres communautés. J’aurais dû t’en parler avant notre arrivée.
― Qu’est-ce donc encore que cette ineptie ? Encore une invention de l’Ipaille ? Je porte les mêmes chaussures depuis des mois et je n’ai jamais senti qu’on me prenait pour un extrémiste.
― Les tensions et les rancunes intercommunautaires atteignent leur paroxysme dans cette ville. Dépêchons-nous de rejoindre l’auberge. Traîner dans ce quartier ne me dit rien qui vaille.
De plus en plus d’habitants s’étaient rapprochés de notre attelage. Certains s’étaient déjà abaissés pour ramasser des cailloux et très vite, les insultes commencèrent à fuser.
― Que fais-tu avec cette racaille ? entendis-je.
Accompagner un homme portant à ses pieds des boucles en forme de tulipe. Il n’en fallait pas plus pour que Gulhan soit considéré comme un traître.
― En oubliant de te dire de changer de chaussures, j’ai peut-être signé notre arrêt de mort. Il faut que nous quittions cet endroit à tout prix.
― Cesse de délirer. On ne tue pas les gens pour une maladresse vestimentaire.
― Ils tuent pour se venger de ceux qui ont martyrisé les leurs. Durant la guerre civile, des extrémistes Aulots s’en sont pris aux Enits qu’ils méprisaient. Même s’ils étaient peu nombreux, ils étaient très actifs à Coldore et ils s’affichaient fièrement avec leurs tulipes aux pieds.
Les premières pierres avaient été lancées dans notre direction et il s’en fallut de peu que l’une d’elles m’assomme. Heureusement, le chariot n’avait pas encore été encerclé et les coups de fouet donnés aux chevaux permirent de s’extirper à temps d’une foule de plus en plus oppressante. Si nous avions renversé ne fut-ce qu’une personne, pas de doute que nous aurions été massacrés sur place.
Les hurlements que je continuais d’entendre me firent craindre que nous allions être rattrapés. Heureusement, il n’en fut rien, mais l’intensité des cris me glaçait les sangs. Nous n’avions rien commis de mal et pourtant, nous étions considérés comme des vermines.
La gorge nouée, je m’agrippai comme je pouvais à ma banquette. Les chevaux galopaient si vite que je risquais à chaque instant de basculer. Les petites maisons accolées les unes aux autres défilaient et j’étais incapable de lire les inscriptions gravées à leurs portes.
Au bout de quelques minutes, Gulhan fit ralentir ses montures.
― Débarrasse-toi de tes chaussures. Tout de suite !
― C’est ma seule paire ! Laisse-moi d’abord le temps de m’en procurer d’autres.
― Non ! Tout de suite, te dis-je. À cent mètres débute le quartier Azoine et je ne tiens pas à réitérer la même expérience.
Je finis par m’exécuter, mais je me sentais humilié de devoir m’afficher avec de vilaines chaussettes décolorées.
― Nous en rachèterons à l’auberge, poursuivit-il. Ne t’inquiète pas, notre hôte saura te dépanner.
― Tu nous amènes dans un hôtel tenu par un Azoine ? demandai-je inquiet.
― Je nous conduis chez une personne de confiance. Et puis, les policiers qui sont à tes trousses fouilleront d’abord les autres quartiers s’ils viennent jusqu’à Coldore.
Les rues dans lesquelles nous venions d’entrer ne différaient pas de celles du quartier que nous avions fui. Seules de lourdes portes en fer apportaient un signe distinctif à ces petites maisons mitoyennes. Je me rappelais alors à quel point se promener dans ma ville natale pouvait être monotone. Cette architecture si uniforme avait néanmoins contribué au développement de la mixité. Après l’élection de mon père, Coldore était devenue un des meilleurs modèles d’équité du pays et sa renommée avait rapidement dépassé les limites du Duché. Les préjugés avaient toujours la peau dure, mais mon amitié avec Achille était la preuve que les différentes communautés pouvaient s’entendre. Malheureusement, les Mélopès voulurent détruire ce nouveau modèle et ils exploitèrent adroitement l’animosité de mon père à leur égard. Cette antipathie leur avait permis de lui forger petit à petit une réputation d’anti Azoine. Mon paternel n’accorda aucune importance à ses ragots, car il était persuadé que sa gestion rigoureuse suffirait à faire taire toutes les rumeurs. Il eut malheureusement tord de penser que cela suffirait. Quand il se rendit compte que la stratégie des Mélopès avait réussi, il était trop tard. Les Azoines se sentaient lésés et à l’aube de la guerre civile, la ville perdit en quelques semaines tout le bénéfice de longues années de conciliation. Ici encore plus qu’ailleurs, les horreurs de la guerre ont laissé des traces indélébiles. Le temps de la paix était certes de retour mais il semblait extrêmement fragile, tant les communautés s’étaient isolées les unes des autres. J’étais conscient de ces difficultés, mais j’étais loin d’imaginer qu’une minuscule forme de tulipe puisse avoir le même effet qu’une étincelle au milieu d’une énorme poudrière.
Gulhan s’arrêta devant une grande bâtisse coincée entre les traditionnelles maisons Coldoranes. Elle était tout aussi blanche que ses voisines, mais la couleur habituellement brune des châssis et des tuiles avait fait place à un étonnant mélange. Porte verte, toit rouge et boiseries peintes en jaune, la maison détonnait. J’appréciais cette différence même si je doutais du bon goût des concepteurs.
L’ancien bûcheron sortit de son établissement pour nous accueillir. Habillé d’une chemise blanche immaculée et doté d’une longue barbe impeccablement taillée, il avait l’élégance du parfait séducteur. Les grosses brutes m’intimidaient rarement, mais les bellâtres avaient l’art de réveiller mes vieux complexes.
Même si les quelques rides marquées sur son front me permirent de déduire qu’il était de la même génération que Gulhan, je n’en restais pas moins impressionné pour autant. Au contraire, j’étais convaincu que cela lui donnait l’atout supplémentaire de l’expérience, tant recherchée par la gent féminine.
― Gulhan ! Quel bonheur de te voir ! J’espère que ton voyage fut paisible.
― Pas vraiment, Fergal. Tu ne t’imagines pas comme je suis soulagé d’être arrivé à destination.
― Moi aussi. De nombreuses rumeurs nous sont parvenues de Timos et notamment celle d’un sculpteur Enit chassé de la ville. L’Ipaille n’avait donc pas menti.
― Oui, mais qu’a-t-il raconté d’autre ?
― Rien de plus en rapport avec Esabal. Ces derniers temps, il évoque surtout du grabuge dans le Royaume de Tisol. Ne restez pas là et venez vous installer à l’intérieur. Le gardien s’occupera de vos chevaux.
Je descendis du chariot pour me retrouver face à notre hôte. Sa voix grave et son regard profond inspiraient étrangement confiance.
― Bonsoir, mon nom est Fergal. Soyez le bienvenu.
― Ellimac ! mon nom est Ellimac, répondis-je touché par la sympathie de mon interlocuteur.
― Ellimac ? L’Ipaille n’a pas encore évoqué votre nom par ici. Vous accompagnez un Enit chassé de sa propre ville et pourtant, vous réussissez à ne pas attirer son attention. Disposeriez-vous du don d’invisibilité ?
Ma première impression fut celle d’un homme plein de tact, car il avait feint de ne pas remarquer mes pieds sans chaussures. Manifestement, son attitude pouvait être nettement plus directe sur des sujets tels que l’Ipaille.
― C’est surtout dans le Triangle Doré qu’il s’est fait remarquer, intervint Gulhan. Tu sais comme moi que l’Ipaille ne relate jamais ce qu’il s’y passe. Depuis qu’il a quitté la ville, mon ami n’a fait que reposer ses fesses sur une banquette. Rien d’intéressant à colporter.
― L’Ipaille a toujours quelque chose à colporter, rétorqua Fergal. Quand il ne trouve rien, il lui suffit d’inventer.
Jusqu’à aujourd’hui, les personnes que j’avais croisées cherchaient à comprendre pourquoi l’Ipaille s’était intéressé à eux. C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un voulant découvrir pourquoi cet animal avait ignoré un individu.
Fergal n’insista pas et nous rentrâmes dans l’auberge. Devant nous se dressait une grande salle servant à la fois de réception et de restaurant. Quelques petits meubles étaient répartis ça et là, mais ce qui frappait le visiteur, c’était l’imposante table rectangulaire installée au centre de la pièce. C’était une caractéristique typique des endroits de passage, car elle permettait aux voyageurs de se raconter leurs aventures autour d’un bon repas. Sur le comptoir, un grand registre témoignait de l’ancienneté de l’établissement et les nombreuses bouteilles d’alcool renforçaient l’impression d’hospitalité de l’endroit. Le bois noble était prédominant et le plancher craquait sous nos pas.
― Prenez place, nous proposa notre hôte, je reviens.
Gulhan me regarda avec le sourire caractéristique des hommes s’apprêtant à boire. Tergal amena un plateau où trônait une bouteille entourée de trois verres.
― Il est de tradition que les nouveaux arrivés goûtent mon alcool de prune,
Les deux hommes me regardèrent avec malice et prirent chacun un verre. Je compris que je devais faire cul sec et je suivis le mouvement.
― Ahah ! Encore un excellent cru mon ami, complimenta Gulhan.
Je fis signe que j’appréciais aussi, mais en réalité, j’avais le sentiment qu’un feu était en train de ravager le fond de ma gorge.
À côté de nous, trois personnes terminaient de manger une soupe de pommes de terre et de poulet. En ce début d’automne, tout était fait pour réchauffer et requinquer les voyageurs fatigués.
Le visage de l’un d’entre eux m’était familier malgré les nombreuses marques du temps qui le recouvraient. Quand il leva la tête, ses yeux s’écarquillèrent.
― Ellimac ! Toi ici ?
― Maître Potri ! m’exclamai-je après avoir reconnu mon instituteur.
― Vous vous connaissez ? intervint Fergal qui revenait du comptoir avec les breuvages promis.
― Ellimac fut l’un de mes élèves. D’une des classes les plus turbulentes que j’ai eues à gérer d’ailleurs.
― Ah ah ah ! Pas étonnant que tu l’aies reconnu au premier coup d’œil ! Il ne me reste plus qu’à aller chercher un quatrième verre pour fêter vos retrouvailles. Viens avec moi Gulhan. Je dois te faire signer le registre.
― J’étais certain que tu reviendrais un jour Ellimac, poursuivit le vieil homme. Pourquoi t-a-t-il fallu tant d’années pour te décider ?
― C’est une longue histoire, maître Potri. Vous habitez toujours le quartier près de la rivière ?
― Oh que non ! Je n’ai plus les moyens de payer mon loyer depuis que j’ai perdu mon dernier boulot. Cela fait près d’un an que je vis à crédit dans cette auberge.
― Vous ? Perdre votre travail ? C’est impossible !
Il était pour moi impensable qu’une personne aussi dévouée à l’éducation et aussi respectueuse des Ducs soit écartée de l’école.
― C’est pourtant ce qui est arrivé, Ellimac. L’école m’a écarté trois semaines jour pour jour après l’incendie de la maison des Mirdane. Vingt ans de petits boulots harassants n’ont pas réussi à entamer le souvenir de cette humilation.
― Je suis désolé d’apprendre votre éviction. Mais quel est le rapport avec les parents de Tertu ?
― Avec la guerre civile, ma classe perdait jour après jour des élèves partant en exil avec leurs familles. Les Mirdane avaient décidé de rester, mais ils étaient de plus en plus harcelés.
― Par qui ? Les Mélopès je présume.
― Par des personnes malfaisantes dont tu ne soupçonnes même pas l’existence, Ellimac. Un jour, j’ai confisqué une feuille que Tertu relisait sans cesse, même en plein cours. C’était une lettre de menace annonçant le déchaînement des flammes de l’enfer si ses parents ne quittaient pas Coldore sur-le-champ.
― Oui, je connais malheureusement la suite.
― Ça m’étonnerait Ellimac. Je l’avais convaincu de rester avec moi le temps que j’analyse en détail ce bout de papier. Cela lui a probablement sauvé la vie. Ses parents ont péri cette nuit-là.
― Vous étiez donc avec lui le soir de l’incendie ? Dieu merci, Eldémor avait dit vrai !
Je n’avais plus invoqué le divin depuis ma séparation avec Loane.
― Il est parti le lendemain à l’aube et je ne l’ai plus jamais revu. Il n’était même pas présent à l’enterrement de ses parents. Vu la nature de nos adversaires, mieux valait qu’il disparaisse, car ce jeune héritier des terres d’émeraude était devenue une proie facile à éliminer.
― Savez-vous s’il vit maintenant au Royaume de Tisol ?
― C’est en effet ce que l’Ipaille rapportait à une certaine époque. Je n’en sais pas plus.
― Tout ça n’explique pas pourquoi vous avez perdu votre travail.
― Manque de collaboration avec les autorités. Je ne leur ai jamais révélé que Tertu était resté avec moi et comme souvent dans ces cas là, l’Ipaille m’a dénoncé.
― Un instituteur modèle piégé par un volatile. Tout est décidément permis pour cet animal du diable.
― Je me suis méfié dès les premières questions des policiers. J’espérais que leur objectif était de retrouver les assassins, mais j’ai vite réalisé que seul Tertu les intéressait. Aucune des pistes susceptibles d’identifier les commanditaires n’a été sérieusement examinée.
― Il y avait donc des indices ?
― Je te les montrerai demain. Je suis heureux de te retrouver Ellimac, mais aussi terriblement fatigué.
― Je comprends. C’est donc ici que vous logez ?
― Oui. Au fil du temps, même les petits boulots sont devenus une denrée rare. Je n’étais sans travail que depuis quelques mois, mais cela a suffit pour épuiser mes économies et me faire expulser dès les premières traites de loyer impayées. Fergal venait d’arriver à Coldore et il m’a proposé une chambre à l’année. Il ne veut être remboursé qu’au retour des jours heureux. Pour moi, c’est un envoyé du ciel.
Charmant, généreux, fort, beau, cela faisait beaucoup de qualités pour un seul homme. Je voulais prolonger la discussion avec mon ancien instituteur, mais il semblait tellement abattu par la fatigue que je décidai de prendre mon mal en patience.
― Bonne nuit, maître Potri. Nous poursuivrons notre discussion demain.
― Bonne nuit Ellimac. Sois prudent et surtout, ne t’aventure pas dehors cette nuit. Les ennemis les plus dangereux sont ceux qu’on ne connaît pas.
― Que voulez-vous dire ?
― Demain Ellimac. J’ai besoin de temps pour t’expliquer et ce soir, je n’en ai plus la force.
Il s’en alla par l’escalier qui menait aux chambres de l’étage. Vingt-cinq ans s’étaient déjà écoulés depuis ma dernière punition, mais le jeune instituteur idéaliste semblait avoir vieilli d’un demi-siècle. Outre ses rides spectaculaires, sa démarche était indécise et il ne parvenait plus à se tenir droit.
Fergal ne m’avait fait aucun commentaire sur mes chaussettes. Après m’avoir demandé la permission de se tutoyer, il m’invita à nous rendre dans la pièce voisine. Il s’y trouvait de grandes étagères avec des dizaines de paires de chaussures qui attendaient un acquéreur.
― Fais ton choix. Elles sont toutes au même prix.
― C’est-à-dire ?
― Quarante deniers.
― Autant ?! Même dans la capitale, je n’aurais payé que la moitié d’une telle somme !
― Nous ne sommes pas à Timos, mais à Coldore. Ici, de « simples chaussures » sont hautement recommandées. Ne l’as-tu pas encore compris ?
― Si. Trop bien même, répondis-je résigné.
L’homme quitta la pièce. Malgré sa générosité envers maître Potri, il avait un sens avisé des affaires, concluais je, choqué de devoir débourser une telle somme. N’ayant pas d’autre option, mon choix se porta sur de hautes bottines brunes. La qualité du cuir me semblait moyenne, mais parmi toutes les paires proposées, je n’avais pas trouvé mieux. Les voyageurs à vivre des mésaventures similaires devaient être nombreux et Fergal en profitait pour vendre ses chaussures à prix d’or. Cette petite déconvenue m’apportait néanmoins un sentiment de soulagement. L’image parfaite de notre hôte venait de s’écorner pour le plus grand bien de mon ego.
Quand je revins à table, une grosse assiette m’attendait. L’odeur de la soupe était délicieuse et c’est sans le moindre échange de paroles que le dîner débuta. Après avoir ingurgité quelques cuillères, je fis une courte pause pour interpeller Gulhan.
― Ton homme de confiance, tu sais qu’il m’a demandé quarante deniers pour une simple paire de bottines ?
― Il doit t’avoir à la bonne. Normalement, il en demande soixante.
― Je vois. Belle mentalité que de profiter ainsi de toux ceux qui ont besoin de chaussures. Au fait, tu touches une commission sur ses ventes ?
Ma colère entraîna des allusions maladroites qui blessèrent l’oncle de Loane. C’est par l’ironie qu’il répliqua.
― Bien entendu Ellimac. Tout était prémédité. Perdre ma maison pour gagner quelques deniers dans la vente d’une paire de chaussures. C’était ça le plan.
Je me rendis alors compte de l’absurdité de mon accusation. Même si j’en avais déjà fait l’expérience à de multiples reprises, j’oubliais trop souvent que la colère était mauvaise conseillère.
― Pardonne-moi, Gulhan. Devoir donner autant d’argent à cet arnaqueur m’a mis hors de moi.
― Détrompe-toi. Fergal te les cède en-dessous du prix coûtant.
― Allons donc ! Je ne veux pas te vexer davantage, mais tu défends l’indéfendable.
― Écoute-moi bon sang ! Cela fait des années que le dernier cordonnier a quitté la région. Fergal est un des seuls habitants osant se déplacer jusqu’à Timos pour nous ramener des chaussures.
― Ne me dis pas que ….. non, ne me dit pas que se chausser correctement dépend du bon vouloir de l’Ipaille.
― À Coldore, il a fait des ravages inimaginables. Tous les cordonniers de la région ont subi ses calomnies et elles étaient si infâmes que certains d’entre eux ont été assassinés pendant leur sommeil.
― Qu’est-il donc arrivé à cette ville ? Je n’en reconnais que les murs.
― Il s’est passé des choses horribles ici. Au-delà de ce qu’une personne normalement constituée puisse concevoir.
― Cet oiseau est totalement imprévisible. Et il est plus souvent capable du pire que du meilleur.
― C’est aussi ce qu’affirme Fergal. On lui a déjà dérobé trois fois la cargaison qu’il avait durement négociée à Timos et lors de son dernier voyage, il a failli y rester quand des malandrins s’en sont pris à lui. Je ne sais pas ce qui le motive à prendre de tels risques, mais je peux te garantir une chose, ce n’est pas pour l’argent.
Je répondis par le silence. Moi qui pensais avoir trouvé le terrible défaut qui contrebalancerait les innombrables qualités de notre hôte. Plutôt qu’ « escroc », c’était « héros » qu’il fallait maintenant ajouter à la liste des qualificatifs encenseurs. J’aurais dû ressentir de la joie à l’idée de sympathiser avec un tel personnage, mais il n’en était rien. En me comparant à lui, je ne voyais que mes propres faiblesses.
En hôte consciencieux, Fergal vint prendre de nos nouvelles.
― Je vous ressers une part?
― Non merci, répondit Gulhan. Je suis repu !
― Pareil pour moi, ajoutai-je. C’était excellent. Comme ton alcool de prune d’ailleurs.
― Content que vous ayez apprécié. Souhaitez-vous autre chose ?
― Pourquoi t’intéresses-tu autant à l’Ipaille ? demandai-je. Nous nous étions à peine présentés que tu mentionnais déjà son nom.
― Tu le fils d’un ancien maire controversé Ellimac et il vaudrait mieux que tu n’attires pas son attention. La discrétion est une qualité précieuse dont tu auras grandement besoin.
― Tu ne réponds pas à ma question.
― Disons plutôt que tu n’as pas saisi l’entièreté de ma réponse. Je te propose de reporter la suite de ce passionnant débat à demain matin. Un rendez-vous important m’attend ce soir.
― Ah ah ah ! Sacré Fergal, s’esclaffa Gulhan qui voulut détendre la conversation. Quand t’arrêteras-tu de séduire les femmes des d’autres ?
― Quand plus aucune ne se sentira abandonnée par son mari, répondit crânement Fergal.
― Ah ah ah ! Autant dire que ce n’est pas demain la veille ! Allez, va donc retrouver ta nouvelle conquête !
― On se voit donc demain matin, conclut-il un sourire aux lèvres. Profitez de la nuit pour récupérer vos heures de sommeil. C’est une longue journée qui vous attend demain.
Notre hôte s’éloigna. Sa dernière phrase sonnait comme une énigme.
― Il a quelque chose à te montrer, me confia Gulhan. Quelque chose d’important a-t-il insisté.
― Que doit d’autre a-t-il parlé?
― Désolé de te décevoir Ellimac mais il n’a pas voulu en dire davantage.
― La patience n’est pas ma plus grande qualité mais nous n’avons pas d’autre choix que de suivre ses conseils et d’aller dormir. Nous aurons besoin de toute notre énergie demain.
― C’est une proposition raisonnable. De toute manière, on ne trouvera aucun musicien ou conteur pour nous changer les idées ce soir.
Il était environ vingt-trois heures quand je rejoignis ma chambre. Elle disposait d’un grand lit douillet et les murs étaient couverts de tapisseries de la région. Elles représentaient la forêt et ses animaux emblématiques. Ours, loups, mangoustes, sangliers, lapins et hérissons étaient à l’honneur, mais pas la moindre représentation d’un oiseau.
La chambre n’avait plus reçu de client depuis un bon moment et j’ouvris l’unique petite fenêtre pour évacuer l’odeur de renfermé. Soudain, j’entendis un bruit laissant penser que quelqu’un cognait du bois avec un poinçon et un marteau. Il était trop tard pour que ce soit un artisan et je compris alors que l’Ipaille était tout proche. Ce n’était pas la première fois que je l’entendais la nuit mais jamais, au grand jamais, je n’avais réussi à l’entrevoir. Je tentai une nouvelle fois ma chance en ouvrant la fenêtre aussi discrètement que possible mais à peine avais-je passé ma tête à l’extérieur que le bruit cessa. À chaque fois que je croyais le débusquer, le même scénario se répétait. L’oiseau s’évanouissait dans la nature et je n’avais plus qu’à attendre que les dernières œuvres qu’il venait de graver soient découvertes. Malgré ma désillusion, je scrutai son retour depuis ma fenêtre jusqu’à ce que je consente à rendre les armes au sommeil qui me submergeait.
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