Chapitre VII
Aucun de mes repères habituels ne s’était pointé à mon réveil. Ni coq, ni hôte pour me tirer hors du lit et aucune idée de l’heure qu’il était. Ma tête lourde fut le meilleur indicateur d’une mauvaise et courte nuit. Peu à peu, d’autres indices m’éclairèrent. Je m’étais probablement éveillé aux aurores, car l’auberge était encore parfaitement silencieuse. J’en reçus la confirmation en ouvrant le rideau. Le soleil commençait à peine à se lever, mais il n’avait pas encore réussi à dépasser le sommet des montagnes entrevues depuis ma fenêtre.
Tant qu’à être debout, autant en profiter pour disposer de la salle d’eau. Elle se situait dans une petite cabane spécialement aménagée à l’arrière de la grande bâtisse. Un grand tonneau alimenté par de petites conduites collectait l’eau de pluie ruisselant par le toit. Même si elle était particulièrement froide, je profitai du calme ambiant pour me verser une dizaine de seaux sur le corps.
Revigoré, je rejoignis de bonne humeur la grande salle à manger. La cheminée dégageait encore une agréable chaleur du feu de la veille. Soudain, Fergal rentra dans la pièce. Il était blême et son visage respirait l’anxiété. Ce qu’il avait à annoncer devait être très grave pour qu’il soit si préoccupé.
― Ellimac, monte prévenir Gulhan et dis-lui de préparer ses affaires, ordonna-t-il. Nous devons avoir déguerpi d’ici dix minutes.
― Pourquoi se précipiter ainsi? Le mari de celle avec qui tu as passé la nuit serait-il à tes trousses ?
― La porte. As-tu vu la porte ?
― Je n’ai rien remarqué de particulier. Pourquoi es-tu si nerveux ?
― Il est venu cette nuit. Il cherchait à nous atteindre tous les deux.
Je compris alors qu’il faisait référence à l’Ipaille.
― Qu’a-t-il bien pu écrire pour t’effrayer à ce point ?
― Nous n’avons pas le temps à discuter. Un passant vient de découvrir le parchemin collé sur notre entrée et il est en train d’ameuter tout le quartier.
Plutôt que de suivre les instructions de notre hôte, je sortis de la maison pour lire le dernier message du maudit volatile.
« ici vit le commanditaire des assassinats de deux dignitaires Azoines. Il vient d’engager deux hommes de main pour ses futures infamies »
Tous les badauds passant devant l’auberge pouvaient lire ces deux phrases accablantes. Mon premier réflexe fut de tenter d’arracher le parchemin, mais c’était peine perdue. Fergal me rejoignit et se montra très contrarié de ne pas m’être plié à ses instructions.
― Nous perdons un temps précieux Ellimac. Nous avons encore une chance de nous échapper, mais il sera bientôt trop tard.
― À quel crime fait-il référence ? demandai-je sans tenir compte de son avertissement.
― Je te raconterai tout, mais si tu veux rester en vie, nous devons fuir. Immédiatement !
― Comment quelqu’un d’aussi lent a-t-il pu semer la police des Ducs ?
Gulhan venait de m’interpeller du haut de l’escalier.
― Tiens, prends ton sac et allons-nous en ! Et pas de discussion !
Gulhan s’était armé d’un arc à flèches et portait un carquois dans son dos. Je réalisai alors enfin la gravité de la situation. Le calme plat avait progressivement fait place à un vrombissement qui se rapprochait rapidement.
― Ils arrivent! s’affola Fergal. Sortons par l’arrière. Vite !
Cette fois, je ne me fis pas prier pour suivre les deux vieux compères.
― Ils sont persuadés que nous sommes les tueurs, affirma Fergal. S’ils nous capturent, nous serons égorgés sans aucune forme de procès.
― Attendez ! Nous oublions maître Potri !
― Il n’est pas ici Ellimac. Il se lève tous les jours avant l’aube pour promener son cheval en dehors de Coldore. Malgré son âge, il demeure un bon cavalier.
Le mur de pierres au fond du jardin donnait accès à une petite ruelle peu fréquentée. Après l’avoir enjambé, Fergal nous ordonna de courir derrière lui. J’étais étonné par la condition physique de mes deux acolytes et j’avais du mal à ne pas me laisser distancer.
― Plus vite, nous ordonna Fergal. Nous devons quitter la ville avant que cette meute en furie ne nous rattrape.
Au bout d’une course interminable, nous arrivâmes devant l’une des huit entrées de Coldore. Sans herse et sans pont-levis, elle n’avait rien de comparable aux défenses de Timos. Une solide porte en bois permettait cependant de filtrer les grands attelages avant qu’ils ne livrent leur marchandise aux commerçants de la ville. Par chance, elle était ouverte, mais deux gardiens équipés de fusils surveillaient les allers et sorties. Cette arme en provenance de l’Empire d’Eldoï était pourtant une invention récente. Je pensais qu’à Esabal, seuls la garde des Ducs et quelques rebelles avaient réussi à s’en procurer. Leur vente était donc en train de se répandre et cela n’augurait rien de bon sur la reprise des hostilités entre les trois communautés.
― Nous sommes à vingt mètres de la sortie, précisa Fergal. On ne pourra pas les prendre par surprise et ils se méfient de moi. Allez à leur rencontre pour attirer leur attention. Je me charge du reste.
Je me tus, car je savais que l’heure n’était plus à la tergiversation. À chaque instant, l’angoisse risquait de me paralyser. Au prix d’un effort surhumain, j’emboîtai le pas à Gulhan qui avait laissé de côté son arc et son carquois pour ne pas attirer les soupçons des gardes.
― Où allez-vous Messieurs? demanda l’un d’entre eux après nous avoir fait signe de nous arrêter.
― Nous sommes de passage à Coldore, répondis-je. On nous a vanté la beauté de la prairie d’émeraude et nous partons la voir de plus près.
― La prairie d’émeraude ? Vous en avez pour quelques heures de marche dans des sentiers escarpés!
Son collègue s’était déjà rapproché. Mes explications ne les avaient pas convaincus.
― Vous êtes bien chargés pour une simple promenade, poursuivit l’homme en armes. Veuillez ouvrir vos sacs, Messieurs.
Nous avions atteint notre objectif. Attirer l’attention des gardes pendant que Fergal s’approchait dans leur dos.
Je n’eus pas le temps de dire un mot que déjà les deux hommes étaient à terre. À la vitesse d’un éclair, l’ancien bûcheron venait de leur trancher la gorge.
― Fergal, qu’as-tu fait ? protestai-je sidéré par l’extrême violence de son acte. Pourquoi ne les as-tu pas simplement assommés ?
― Je n’avais rien d’autre avec moi que ce couteau. Il faut faire avec ce qu’on a.
― Tu es complètement fou ! Ils n’auront aucune pitié après ça !
― Cela n’aurait rien changé, Ellimac. Nos adversaires ne font pas de quartier et nous n’avons pas d’autre choix que de leur rendre la pareille.
― Je ne vois que deux pauvres types qui laissent leurs familles orphelines, rétorquai-je après avoir remarqué une bague aux mains des deux victimes. Quels ennemis méritent-ils d’être traités avec une telle barbarie ?
― C’est sans doute pour cela que les miens apprécient ta famille, Ellimac. Une noblesse d’âme si rare de nos jours.
L’homme possédant toutes les qualités du monde avait fait place à un cynique personnage capable de tuer de sang-froid.
― Je te propose de remettre à plus tard les débats philosophiques, ironisa-t-il. Pour l’heure, direction les montagnes.
― On ne pourra jamais leur échapper à pied ! fit remarquer Gulhan.
― Nous devons d’abord rejoindre l’ancienne ferme incendiée. L’étable est encore en état et ils y ont normalement déjà amené trois chevaux.
― «ils » ? répétai-je
― La seule chose à laquelle tu dois penser pour le moment, c’est de maintenir nos poursuivants à distance. Suivez-moi !
L’anxiété avait pris le dessus sur ma condition physique et je m’enfonçai dans les fourrés qui jouxtaient la route principale.
Au bout d’une heure de prudente ascension, nous arrivâmes au sommet d’une butte. La végétation y était suffisamment dense pour nous protéger des regards.
Nos poursuivants sortaient de la ville par dizaines. La plupart n’étaient que de simples habitants pris dans une frénésie de vengeance. Cinq cavaliers venaient de les rejoindre et à leur tenue, je compris qu’ils arrivaient directement de Timos. Ils portaient une longue cape bleue avec de larges épaulettes. Cet uniforme ne laissait planer aucun doute sur qui ils étaient.
― La garde personnelle des Ducs, lançai-je à mes acolytes.
― On ne pouvait pas imaginer pire, répondit Gulhan. Ces soldats sont les plus redoutables au pays.
― Raison de plus pour rejoindre les chevaux qui nous attendent, insista Fergal.
― Tu parlais d’un bâtiment incendié. S’agit-il de la ferme des Mirdane ?
― Oui, c’est là que nous allons. Les pyromanes ne leur ont laissés aucune chance.
― Tu connais donc les meurtriers ?
― En quelque sorte. Mais ils sont trop puissants pour laisser survivre des preuves de leur implication. Pour l’instant, nous n’avons identifié que quelques voyous qui ne savaient même pas pour qui ils travaillaient.
― Ces hommes trop puissants seraient-ils les Azoines que tu as exécutés ?
Le regard noir que me lança Fergal ne suffit pas à me faire taire.
― Je ne fais que citer ce que l’Ipaille a écrit sur ta porte, enchaînai-je. Mais je reconnais au moins une erreur dans ce que ce volatile a affirmé. Je ne serai jamais ton homme de main.
Mon ton provocateur excéda Fergal.
― Je n’ai jamais commandité le moindre assassinat, Ellimac.
― Avoir du sang sur les mains semble pourtant t’être une chose familière. Il y a moins de deux heures, tu m’as démontré tes compétences en la matière.
― La cause que nous défendons justifie certains actes. Même si c’est difficile à comprendre pour des gens comme toi.
― Cesse de parler à la troisième personne. Ou alors, explique-moi qui tu représentes.
L’explication que j’espérais fut interrompue par Gulhan.
― Attention ! Les cavaliers viennent dans notre direction. Ne restons pas ici, ils risquent de nous apercevoir.
La peur au ventre, nous reprîmes notre marche forcée en direction de la prairie d’émeraude. Les fourrés étaient de moins en moins hauts et nous devions maintenant avancer à quatre pattes pour éviter être repérés. Heureusement, la forêt était proche et nous l’atteignîmes avant les soldats.
― Courage. En coupant à travers bois, nous arriverons avant eux, indiqua Fergal. J’espère que vous avez les fesses dures, car il nous faudra galoper longtemps avant d’être hors de portée de nos poursuivants.
― Où nous amenez-vous ? l’interpellai-je méfiant.
― Sur l’île de Telbot.
― Arrêtez de vous moquer de moi. Cette île est si lointaine qu’on en parle comme s’il s’agissait d’une légende.
― Elle semble inaccessible parce que nous traverser la chaîne du Carsac avant de rejoindre les côtes du Royaume de Tisol. C’est de là que nous embarquerons pour rejoindre les nôtres.
― Je ne sais pas où vous voulez nous amener mais je n’ai aucune envie de rejoindre un nouveau clan. Encore moins si ce sont des Azoines, car tu es un Azoine n’est-ce pas ?
À aucun moment n’avait été évoquée la communauté à laquelle appartenait mon hôte. Je n’avais comme indices que sa peau encore plus pâle que la mienne et la localisation de son auberge en plein quartier Azoine.
― Par ma mère oui, répondit-il froidement. Mais ceux qui nous accueilleront combattent toutes les idéologies haineuses. Ils n’ont rien à voir avec les clans que vous avez côtoyés.
― Après ce que tu as fait aux deux gardes, je crois en effet que les clans font office d’enfants de chœur.
― Ne tire pas de conclusion hâtive, Ellimac. Pas toi.
― Pas moi ?
― Tu es le fils de Ludivic Masso. En nous aidant, tu honoreras la mémoire de ton père.
Il semblait en savoir beaucoup sur ma famille, mais je ne comprenais pas ce qu’il me disait.
― Désolé de te remémorer son décès, s’excusa-t-il. J’avoue l’avoir fait à dessein, car nous avons tellement de choses à apprendre mutuellement. Reste avec moi et tu trouveras une réponse aux questions qui te hantent.
Fergal semblait pouvoir anticiper mes réactions. Il savait que je ne lui fausserais pas compagnie avant d’avoir compris ce qui le liait à mon père.
C’est un spectacle désolant qui se présenta à nous quand nous sortîmes de la forêt. La ferme que j’aimais tant n’était plus qu’un amas de cendres. Un vieil homme était en train de fouiller les débris calcinés.
― Maître Potri ! Que faites-vous ici ? lui criai-je.
― Je rassemble les preuves, expliqua-t-il.
― Vous voulez démontrer que l’incendie était volontaire ? C’est peine perdue, vous ne trouverez que de la suie.
― Ce que je cherche, ce sont les restes des objets qu’ils ont voulu détruire.
― C’est inutile, vous ne parviendrez pas à récupérer le moindre ustensile.
― Tu ne comprends pas Ellimac. Pendant des années, les parents de Tertu ont caché des choses qui remettent en cause tout ce que je vous ai enseigné à l’école.
― C’est cela que Tertu vous a révélé le soir de l’incendie ?
― Oui. Les descriptions qu’il me donnait étaient interpellantes. J’ai d’abord pensé qu’il était sous le choc de la perte de ses parents et qu’il délirait. Mais j’ai décidé de vérifier sur place le lendemain et j’ai trouvé un coffre parmi tous les débris calcinés. À ma grande surprise, il contenait un des objets qu’il m’avait détaillés.
Maître Potri sortit alors de son sac quelque chose qui ressemblait à un mousquet miniature. Cela mesurait à peine une trentaine de centimètres et malgré sa petite taille, mon instituteur la prétendait plus redoutable que les armes à poudre les plus modernes.
― Regarde ! s’enthousiasma-t-il. On peut introduire simultanément plusieurs balles dans ce petit cylindre. On n’a même pas besoin de poudre pour s’en servir. Une chance qu’il ait été protégé des flammes avec toutes ses munitions.
― Avez-vous trouvé d’autres choses ?
― Rien en état malheureusement. J’espère encore retrouver d’autres preuves. Regarde ceci. Il paraît que cela peut émettre de la lumière, mais je ne sais pas comment ça marche. Peut-être faut-il y introduire des lucioles.
Maître Potri me montrait une sorte de gros tube. Il se terminait par une vitre censée diffuser de la lumière quand on le souhaitait.
― Et de petites boites plates. En avez-vous trouvées ? Il paraît que des peintures s’y animent parfois.
― J’en ai trouvé une dizaine dans les débris. Pas une n’a daigné afficher de telles images.
― Ressemblaient-elles à ça ?
Je sortis de ma poche la boite héritée de mon père. Il me l’avait confiée sur son lit de mort et je la conservais toujours avec moi. Sans trop savoir pourquoi d’ailleurs. Je n’en voyais aucune utilité, mais je tenais à respecter la volonté de mon paternel. Pour lui, cet objet était le bien le plus précieux sur lequel je devais veiller.
― C’est tout à fait cela, confirma-t-il. Sauf que je n’en avais jamais vu d’aussi bien conservée. Que signifie ce dessin de pomme croquée ?
― Étrange décoration en effet, confirmai-je. Je n’ai pas la moindre idée du sens de ce symbole. Peut-être une expression de l’opulence de ceux qui l’ont construite.
Fergal ne quitta pas l’objet des yeux. Il ne prêtait même plus attention au sommet de la butte d’où les soldats pouvaient surgir à tout moment.
― Tu l’avais donc emporté avec toi. C’est un miracle qu’elle soit intacte, s’extasia-t-il.
― C’en est trop Fergal ! m’offusquais-je. Comment connais-tu l’existence de cette boite ?
― Nous recherchons la vérité sur notre histoire. Ce que tu possèdes est notre meilleure chance de faire éclater la vérité. Nous devons la mettre en lieu sûr avant qu’ils ne la retrouvent.
― Mon père m’avait prévenu que des individus tels que toi tenteraient de s’en emparer.
― Il ne parlait pas de moi. Les pires cauchemars de ta famille sont aussi nos plus redoutables ennemis.
« Méfie-toi de tout le monde ». Cette phrase, mon vieux n’avait eu de cesse de me la répéter quand il comprit que je reviendrais un jour sur les terres d’Esabal. Ce n’était pas aux Azoines qu’il faisait référence, mais à des adversaires invisibles qui ne supportaient pas ses idées égalitaires.
J’étais persuadé que ses hallucinations l’avaient peu à peu rendu paranoïaque et je ne nous prêtais pas d’autres ennemis malfaisants que les Mélopès. Aujourd’hui, je réalisais que ses affirmations n’étaient pas forcément irréelles et qu’elles auraient mérité une écoute plus attentive de ma part. Je n’avais plus qu’à me fier à mon instinct pour cerner Fergal. Cet homme venait de révéler sa part d’ombre, mais j’étais pourtant tenté de lui faire confiance quand il affirmait que nous affrontions un ennemi commun.
Gulhan déclencha l’alerte.
― Les soldats foncent droit sur nous ! Dépêchons-nous de sortir les chevaux !
Maître Potri rejoignit sa monture toute proche tandis que nous courûmes vers l’étable. À l’intérieur s’y trouvaient trois juments déjà sellées.
― Nous devons nous diriger vers le Carsac. Dans les montagnes, nous les sèmerons plus facilement.
À peine sortis de l’écurie, nous fîmes face aux cavaliers qui s’étaient dangereusement rapprochés.
― Que faisons-nous maintenant ? demandai-je fébrilement.
― Se rendre n’est pas une option, répondit Fergal. Ces combattants sont de mèche avec les Éminents et ils ne nous épargneront pas.
― Les Éminents ?
― Ceux qui exécraient ton père. À présent, ils feront aussi partie de tes pires hantises. AAH !
Le cri de Fergal coïncida avec plusieurs détonations. Il venait d’être gravement touché à la poitrine.
― Fuyez ! trouva-t-il encore la force de hurler malgré le sang qui transperçait sa chemise. Ralliez l’île de Telbot et trouvez les miens.
― Comment les reconnaîtrai-je ?
― Les Incrédules, cherchez les Incrédules !
― Tiens bon Fergal ! Nous pouvons encore les semer.
― C’est trop tard pour moi, bafouilla-t-il. Fais attention à l’Ipaille. Il est ton plus grand danger, mais tout n’est pas mauvais en lui. Tout n’est pas mauvais...
Après avoir répété cette phrase, le solide bûcheron poussa un dernier râle avant de s’écrouler de sa monture. Une seconde série de détonations se fit entendre et plusieurs balles sifflèrent près de mes oreilles.
― Il est mort Ellimac ! cria Gulhan. Il faut fuir! Au prochain tir, ils ne nous rateront plus. Allez yaah !
Sans réfléchir, je donnai de grands coups de pied sur les flancs de ma jument. Heureusement pour nous, nos bêtes étaient reposées et prirent rapidement de l’avance sur nos assaillants.
Le sentier que nous avions emprunté proposait de multiples embranchements et la pente devint rapidement de plus en plus raide. La forêt autour de nous était si épaisse qu’elle formait une cachette idéale. Gulhan m’exhorta cependant à rester sur le chemin et à parcourir la plus grande distance possible avant de nous enfoncer dans la végétation.
― Ils ont tiré sans sommation ! réalisai-je avec effroi.
― Fergal venait de tuer deux des leurs, répliqua Gulhan. Rien d’étonnant qu’ils nous aient rendu la pareille. La loi du talion régit le comportement de la plupart des hommes.
― Qui était vraiment Fergal? Et à quel clan appartenait-il ?
― Il ne se sentait proche d’aucune des trois communautés, mais il ne ressentait aucune animosité. Il vouait une grande admiration pour l’ancien maire. Un homme qui voulait agir en harmonie avec nos vraies origines. C’est ainsi qu’il le décrivait.
― L’ancien maire… Il parlait de…
― Ton père oui.
― Ils se connaissaient ?
― C’est difficile à dire. Peut-être bien.
― Admettons que Fergal n’était pas un tueur invétéré. Il n’a quand même pas hésité à ôter la vie à deux pauvres bougres qui ne faisaient que leur boulot.
― Il n’a jamais voulu me révéler la cause pour laquelle il se battait. Il prétendait ne pas vouloir compromettre ma sécurité.
― Tu n’as donc pas rencontré les Incrédules ? Ou affronté les Éminents ?
― Nous allions parfois discuter dans le Quartier Doré quand il venait à Timos. Il n’a jamais cité ces noms. Il me parlait sans cesse de l’Ipaille. Il semblait à la fois fasciné et effrayé par cet animal.
― Qu’en disait-il ?
― Il avait toujours des anecdotes à raconter. Elles pouvaient être sinistres, mais drôles aussi.
― Ce que l’Ipaille écrit n’a rien d’amusant, rétorquai-je perplexe.
― Tu as alors sans doute raté quelques-unes de ses plus belles trouvailles. Fergal était particulièrement friand de tous ses écrits. Tous les matins, il arpentait Coldore à la recherche des dernières rumeurs fraîchement gravées sur les portes des chaumières.
― Que diable cherchait-il ?
― L’Ipaille dévoilait régulièrement des histoires croustillantes. Tu ne t’imagines pas le nombre de couples en crise à Coldore. Fergal était un incorrigible coureur de jupons et il voulait être le premier à consoler les femmes délaissées par leur mari.
― Je devrais m’abstenir de critiquer un homme mort, mais comment as-tu pu croire que j’allais m’entendre avec un tel charognard ?
― Les femmes étaient son principal point faible, mais c’était un homme bien. Ton ancien instituteur peut en témoigner.
― Maître Potri ! Où est-il passé ?
Je venais de réaliser que le vieil enseignant ne nous avait pas suivis.
― Nous le retrouverons certainement au village Enit, me rassura Gulhan. Il connaît très bien ces montagnes et il saura éviter les mauvaises rencontres.
Mon acolyte estima que nous avions suffisamment distancé nos poursuivants et il fit signe de quitter le sentier pour nous enfoncer dans la pinède. Il voulait limiter tout risque que les soldats des Ducs retrouvent nos traces et il les effaça avec le soin d’une parfaite ménagère. Au bout de quelques kilomètres, nous arrivâmes dans une petite clairière.
― Nous passerons la nuit ici, déclara-t-il.
― Très bien, mais je ne parviendrai pas à dormir si je ne mange pas.
― Je sais. Attends-moi ici et prépare de quoi nous réchauffer.
Il me fallut une bonne heure pour ramasser suffisamment de bois mort. Allumer un feu n’était pas mon point fort, mais je me surpris à enflammer des brindilles après quelques minutes de frottage intensif. Gulhan revint également victorieux de sa chasse. Son adresse d’archer lui avait permis de ramener un lièvre suffisamment dodu pour nous faire entrevoir un bon repas.
Nous ne parlâmes plus beaucoup par la suite. Nous devions rester concentrés sur les bruits des alentours, mais Gulhan avait également le contrecoup de la mort de son ami. Je compris qu’il fallait respecter son deuil en respectant son silence. Il préféra prendre le premier tour de garde et je tentai alors de trouver un endroit plat pour m’endormir. Mes pensées étaient plus confuses que jamais et l’appréhension des événements à venir était encore montée d’un cran.
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