Chapitre X

― Nous avons accroché deux sacs de vivres à l’arrière des chevaux. Vous voyagerez le ventre plein jusqu’à la côte !
 
Enid et Ama n’avaient pas ménagé leurs efforts pour les préparatifs de départ. Et ils n’avaient pas uniquement pensé à la nourriture.

― Nous avons mis quelques-unes de nos sculptures dans ce sac, me dit Ama. Vous les vendrez facilement là-bas, beaucoup de Tisoliens apprécient notre artisanat. 
―  Vous dérober vos biens n’est pas raisonnable, répondis-je gêné par tant de générosité. Vous avez été des hôtes admirables mais le moment est venu de nous prendre en mains.
―  Je suis d’accord avec toi, soutint Maître Potri. À nous trois, nous débusquerons suffisamment de gibiers pour nous nourrir.
―  Mettez votre fierté de côté, répliqua Enid. Vous aurez besoin de ces vivres car les animaux se font rares dans les régions que vous allez traverser, 
―  De toute manière, nous ne savons que faire de notre réserve de viande séchée, renchérit Ama. Sans compter la récolte de navets qui fut exceptionnelle cette année.
―  Soit, intervint Gulhan. Nous prendrons les vivres mais pas les sculptures.  Il est hors de question de vous priver de vos seules sources de revenus.
―  Nous sommes bien mieux rémunérés en travaillant directement pour le Grand Intendant, rétorqua Enid qui s’amusait de notre réaction. C’est uniquement par plaisir que nous continuons de sculpter, mais nous avons accumulé trop de pièces dans la réserve. Cela nous libérera de la place si vous nous en prenez quelques-unes.
―  Si fabriquer des roues dentées rapporte plus que des objets d’art, je vais sérieusement envisager de me reconvertir, grommela Gulhan. Puisqu’il en est ainsi, nous acceptons votre aide, mais ce sera à charge de revanche.
―  Entendu ! répondirent en chœur Ama et Enid. Nous sommes impatients d’apprendre les dernières techniques que vous ne nous aviez pas encore enseignées.
―  Ah, ah, ah. Vous ne perdez pas le nord vous. Affaire conclue !

J’avais ouvert le paquetage pour découvrir la marchandise que j’allais transporter. Bien que parfaitement réalisées, les représentations d’animaux étaient loin du niveau de réalisme des sculptures de Gulhan. Par contre, il y avait quelques reproductions miniatures des édifices les plus connus de Timos et le souci du détail dont avaient fait preuve leurs deux concepteurs était remarquable.

―  Vous êtes en passe de dépasser votre maître, complimentai-je. Mais ne progressez pas trop vite.
―  Pourquoi donc ? demanda Ama.
― Accordez-lui encore l’illusion d’être le seul Dieu de la sculpture, répondis-je  malicieusement.

Cette petite taquinerie égaya le trio réuni autour de la passion du bois comme les doigts d’une main. Deux jeunes artistes aussi doués qu’impétueux admiraient le maître si fier de leur avoir transmis sa discipline.

Le moment était pourtant venu de partir. Après avoir enfourché ma monture, je regardai en arrière avec le vain espoir qu’elle apparaisse. Mais rien ne se passa et je finis par admettre que Loane ne souhaitait pas me dire au revoir.

Tandis que mes compagnons avaient déjà lancé le signal de départ, mon regard se porta sur le pas de porte des maisons qui nous entouraient. Il y avait un peu plus de monde qu’à notre arrivée et tous avaient observé nos préparatifs. À mon grand étonnement, la plupart des gens me firent un signe de la main quand mon cheval se mit en mouvement. Même si le geste était timide, il me donna l’illusion que notre court séjour avait contribué à démystifier les étrangers.
Cette agréable sensation était loin de compenser ma frustration d’avoir loupé mes retrouvailles avec Loane, mais il contribua à me donner un peu d’entrain.

Le sentier débutait par une longue descente en direction des immenses plaines bordant le Royaume de Tisol.

―  Nous devrons maintenir le rythme pour atteindre la frontière avant la nuit, fit remarquer mon ancien instituteur. Heureusement, le chemin est pratiquement sec.
―  C’est de bon augure, répondit Gulhan. Veillons cependant à contourner la grande plaine car Enid n’a pas cessé de me dissuader de la traverser.
―  Il m’a fait le même discours, mais je n’ai pas compris les dangers auxquels on s’exposerait en passant par cette zone.
―  Ce n’est pas plus clair pour moi, reconnut Gulhan. Un poison s’y serait répandu et  il rongerait insidieusement des organes tels que le foie, les reins ou l’estomac.
―  Ce ne sont probablement que des chimères inventées par les autochtones pour que les brigands passent leur chemin..
―  C’est probablement quelque chose comme ça, agréa Gulhan. Mais je connais suffisamment Enid et Ana pour savoir qu’ils ne croient pas en toutes ses superstitions. Quelle que soit la véritable nature du danger, il vaut mieux suivre leurs conseils.

Le froid était resté glacial durant les quatre heures de descente ininterrompue et l’immense plaine dont nous devions nous méfier se présentait de plus en plus distinctement. Malgré les touches vertes apportés ça et là par quelques buissons, le sol rocheux semblait particulièrement aride. Au loin, on pouvait distinguer ce qui ressemblait à une immense cheminée. Avec des courbes aussi verticales et régulières, l’hypothèse d’un volcan ou d’une autre émanation de la nature semblaient peu crédibles. Le principal suspect était à nouveau l’homme, mais les desseins de ses créations extravagantes demeuraient toujours aussi mystérieux.

―  Regardez ! On voit de la fumée ! cria Maître Potri. Elle indique sans doute la présence d’une habitation. Essayons d’y trouver refuge le temps d’une pause.
―  Bonne idée, ajouta Gulhan. Un bol de soupe pour nous réchauffer ne serait pas de refus.

Nous quittâmes alors le sentier pour traverser le petit bois qui nous séparait du lieu où nous espérions trouver accueil. Mais plutôt qu’une bâtisse isolée, c’est une ville entière que nous découvrîmes. Elle paraissait abandonnée par ses habitants, car la plupart des maisons semblaient délabrées. Celles-ci s’étendaient par dizaines depuis les flancs de la colline jusqu’à la plaine interdite.

La plupart des bâtiments avaient été construits à l’identique. Je fus frappé par la régularité des planches utilisées pour en ériger les murs. Leur découpe était si parfaitement rectangulaire et lisse que j’estimais que chacune d’entre elles avait nécessité une journée de travail entière. Mes voyages sur le Grand Continent m’avaient permis de découvrir quelques forêts de grands arbres mais autant que je m’en souvienne, elles étaient peu nombreuses et clairsemées. Dans la région où nous nous trouvions, la production de bois se limitait d’ailleurs à quelques petits conifères dépassant rarement trois mètres de hauteur. Je n’imaginais donc pas qu’il fut possible de produire ici de si longues planches et en de telles quantités. 

Ce qui était également atypique, c’était l’éventail des couleurs qui subsistaient sur les façades en ruine. Rouges, noires, jaunes, vertes ou bleues, j’avais l’étrange impression que leur teinte avait une signification bien précise.

― Qu’est-ce donc que cet endroit ? s’interrogea maître Potri.
― Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Gulhan. Ces maisons ressemblent à celles des vieux quartiers de Timos. Mais je n’en ai jamais vu une telle concentration, même dans les grandes villes.

L’ancienneté des lieux était évidente et les toits écroulés côtoyaient les portes arrachées ou les volets branlants. Quelques habitations avaient pourtant mieux résisté que d’autres et elles semblaient avoir fait l’objet de quelques rénovations approximatives.

Nous nous approchâmes alors de la demeure d’où provenait la fumée grisâtre. L’étrange teinte rouge vif de sa façade ne m’inspirait pas confiance, mais l’espoir que mes lèvres gercées rencontrent un bol de soupe avait pris le dessus.

Gulhan fut le premier à descendre de son cheval pour aller frapper à la porte.

― J’ai pourtant entendu des voix, nous dit-il après avoir vainement attendu une réponse. Peut-être ont-ils peur qu’on s’en prenne à eux.
―  Alors, partons ! répondis-je. Ne cherchons pas d’ennuis inutiles en effrayant ces pauvres gens.
―  Tu as raison, répondit Maître Potri. Cet endroit ne me dit rien qui vaille et nous n’y sommes pas les bienvenus.

Tandis que nous avions déjà rebroussé chemin, un cri stoppa notre élan.

 ―  Attendez !

Un vieux monsieur me faisait face après avoir fait tourner mon cheval de cent quatre vingt degrés. Ses traits étaient encore plus ridés que Maître Potri et sa grande taille lui imposa de s’abaisser quand il passa la porte de sa maison. Lorsque son regard se fixa sur Gulhan, je compris immédiatement qu’ils se connaissaient.

―  Kirpal ! Est-ce bien toi ? demanda Gulhan.
― Qui veux-tu que je sois d’autre ? ironisa son interlocuteur. As-tu déjà rencontré un autre roux haut de deux mètres ?
―  Non, toujours pas, sourit Gulhan. Que fais-tu ici ?
― J’essaye simplement de survivre. C’est le seul droit qui ne m’ait pas été interdit après avoir été chassé de ton village.

Je réalisai alors que l’homme qui venait de nous interpeller était un banni.

―  Je suis tellement heureux de te revoir, s’émut Gulhan.  Tellement heureux.

Sa voix était tremblante.
 
―  Moi aussi, lui répondit sobrement Kirpal.
―  On m’a raconté pour tes petits-enfants. Je suis désolé.
―  Je sais. Et toi ? Que me vaut l’honneur de ta présence ? Je pensais que tu étais retourné vivre à Timos.
―  C’est une longue histoire. Je suis revenu voir ma nièce.
―  Loane ? Tu peux être fière de ce bout de femme.

Le vieil homme semblait très fatigué mais le seul nom de sa nièce avait fait renaître  sa fougue.

―  C’est donc ici que vous vivez ? Ama et Enid m’ont raconté comment ton fils les a sauvés du blizzard. Mais d’après mon souvenir, c’était dans une chaumière du Royaume  de Tisol qu’ils avaient passé quelques semaines de convalescence.
―  Ta mémoire ne te fait pas défaut. Mon fils s’éloigne régulièrement jusqu’à Tisol pour chasser le chevreuil. Il y a retapé la petite cabane où tes deux protégés ont été soignés.
―  Vous vous déplacez si loin pour trouver de la nourriture ?
―  Dis à tes amis d’accrocher leurs chevaux et rentrons nous réchauffer. Nous avons beaucoup de choses à nous raconter.

Le sol fut la première chose qui attira mon attention en entrant dans la maison. Composé d’une multitude de dalles rectangulaires rigoureusement identiques, l’ensemble parfaitement plat et homogène ferait pâlir d’envie la plupart des riches familles de Timos.

Au fond de la pièce principale se trouvait la fameuse cheminée qui nous avait guidés jusqu’au village. Son réconfort fut immédiat et nous nous approchâmes instinctivement du foyer. Un couple se tenait endormi sur un banc recouvert de tissus et de coussins. Un fauteuil à bascule oscillait encore légèrement et je supposai que Kirpal y était confortablement installé avant d’être alerté par notre présence.

―  Je reconnais ta fille et ton beau-fils, chuchota Gulhan.
―  Ne te sens pas obligé de parler si doucement, lui répondit Kirpal. Ils sont tellement épuisés que même le bruit d’une cornemuse ne suffirait pas à les réveiller.
―  Qu’ont-ils fait pour être à ce point éreintés ?
―  Leur seul tort a été de vivre à côté de la grande plaine. Leur état s’aggrave chaque jour. Ils ont à peine la force de s’alimenter.
―  Encore cette satanée grippe, pensa Maître Potri. Elle fait chaque année de terribles ravages mais je connais de bons remèdes pour faire tomber la fièvre.
―  Nous souffrons d’un mal bien plus profond, répondit Kirpal. Un mal qui prend un malin plaisir à nous dérober lentement notre énergie vitale. Jusqu’il y a peu, notre famille ne souffrait d’aucun symptôme et nous pensions naïvement être immunisés contre cette mystérieuse épidémie. Mes ces derniers mois, nous avons dû nous rendre à l’évidence.  Nous sommes en train de subir le même sort que tous les autres.
―  Les autres ? De qui parlez-vous ? 
―  De tous ceux qui sont restés dans cette ville ou qui n’ont pas eu d’autre choix que de s’y installer. Quand nous sommes arrivés ici il y a huit ans, seule une maison sur dix était encore occupée. À l’exception des malades qui ne pouvaient plus se déplacer et des parias comme nous, les autres habitants avaient déjà fui cette région maudite depuis des années.
― Le poison dont parlaient Enid et Ama ne serait donc pas une superstition, conclus-je. Personne d’autre n’a survécu ?
―  Le seul petit-fils qui me reste est en train de faire le tour de la ville, répondit Kirpal. Lui et quelques autres jeunes n’ont pas encore développé les symptômes de la maladie et ils sont en charge de l’approvisionnement des derniers habitants. Vous n’allez qu’à vous rendre au cimetière pour vous faire une idée  du nombre de cadavres qu’ils ont déjà enterrés. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une cinquantaine à attendre la décision de la grande faucheuse.
―  Comment faites-vous pour vous nourrir ?
―  Auparavant, il y avait suffisamment d’hommes en bonne santé pour nous ramener de la nourriture des terres plus clémentes. Mais ces dernières années, ce n’est que grâce à nos soutiens extérieurs que le Grand Continent ne s’est pas encore débarrassé de nous.
―  Dieu merci, ce monde n’a pas perdu tout sens de l’humanité, m’exclamai-je. Mais qui donc vous est venu en aide ?
―  Elle ! répondit Kirpal en pointant du doigt la porte d’entrée.

Je me retournai pour découvrir celle que je n’espérais plus revoir. Elle se tenait devant moi, habillée d’un chaud manteau de fourrure beige. Bien que légèrement usé, il  soulignait l’élégance de la femme qui le portait.

―  Loane ! Comment es-tu arrivée ici ? s’écria Gulhan.
―  Par le même chemin que vous, mon oncle.
―  Mais enfin ! Pourquoi ne rien nous avoir dit ? Cette région est trop dangereuse pour qu’une femme s’y promène seule !
―  Je suis habituée à ce trajet, répondit-elle en nous invitant à regarder par une des deux fenêtres de la pièce.

En plus du cheval de Loane, deux mules chargées à ras bord attendaient d’être délestées.

―  D’habitude, ce sont Enid et Ama qui apportent les provisions, nous révéla-t-elle. Mais cette fois, il fallait que ce soit moi.
―  Pourquoi donc ? demanda Maître Potri.
―  Gadiel est à la fois l’homme le plus courageux et le plus égocentrique que j’ai rencontré. Je n’en peux plus de rester terrée dans ces montagnes et de devoir me cacher pour aider ces pauvres gens.
―  C’est tout à ton honneur, lui répondis-je alors maladroitement.

Je lui adressais enfin une phrase entière. Sans m’en rendre compte, je venais de parler d’honneur, cette qualité dont elle m’estimait dépourvu.

―  Merci, me répondit-elle sobrement. Se séparer de son mari n’a pas été une décision facile et j’avais besoin d’être seule. J’ai préféré vous suivre de loin mais je suis déterminée à vous accompagner pour retrouver Tertu.

J’étais soulagé de ne pas avoir fait les frais d’une comparaison avec l’homme qu’elle venait de quitter. Son regard ne s’était pas arrêté un seul instant sur moi et j’étais terriblement frustré par cette indifférence.

Maître Potri interrompit mes pensées mélancoliques. Il venait de repérer un homme se rapprochant de la maison.

― Ne vous inquiétez pas, intervint Kirpal. C’est Dilal, mon petit-fils. Il a terminé sa distribution de vivres.

L’adolescent n’était pas aussi grand que Kirpal mais il n’en demeurait pas moins particulièrement imposant. Sa carrure me rappelait Achille mais sa gueule d’ange n’avait pas la moindre ressemblance avec l’ami d’enfance dont je n’avais pas la moindre nouvelle.

―  Grand-père, qui sont tous ces gens ? demanda fébrilement le jeune homme.
―  Ces voyageurs arrivent du village de ton enfance. Ils avaient besoin d’une pause avant de reprendre leur route, résuma Kirpal.
―  Pourquoi s’arrêtent-ils ici ? Sont-ils envoyés par Gadiel ?

Dilal se tenait prêt à saisir le couteau accroché à sa ceinture.

―  Non, ne crains rien, rassura son grand-père. Ils ne nous veulent aucun mal. Comment se sont passées tes visites aujourd’hui ?
― Pas de nouveau décès depuis mon dernier passage. C’est déjà ça, ironisa le gamin.
― Qu’est-ce qui ne va pas Dilal ? demanda Kirpal. On voit bien que tu es contrarié.
― Madame Gardier ne va pas bien du tout. Elle crache du sang et ses propos sont de plus en plus incohérents.
―  Qui est cette dame ? demanda Gulhan.
―  C’est la doyenne de la cité, répondit le grand-père. Elle prétend avoir connu ses arrière grand parents et ces derniers lui auraient conté la ville du temps où les gens se bousculaient encore pour s’y installer. Ces récits sont captivants mais cela fait longtemps qu’elle a perdu la tête. Plus le temps passe, plus ses délires s’amplifient.
―  Qu’y a t-il de si insensé dans ses propos ? demandai-je.
―  Elle décrit un monde où la neige et les glaces ne se retiraient jamais du Grand Continent. Un monde que seuls les Enits connaissaient avant qu’ils ne doivent le partager avec les Aulots et les Azoines.

Mon père m’avait sans cesse invité à m’interroger sur nos origines. Bien qu’on s’évertuait à en détruire toutes les preuves, il subsistait trop de contradictions entre les vestiges d’un temps ancien et l’Histoire telle qu’elle nous était enseignée. Les constructions étranges qui parsemaient le Grand Continent s’expliquaient par l’excentricité artistique de nos ancêtres mais mon père n’en croyait pas un mot.

―  J’aimerais rencontrer cette dame, demandai-je timidement.
―  Ce n’est pas une bonne idée Ellimac, contesta Maître Potri. Nous devons reprendre notre route sans tarder. Plus le temps passe, plus nos chances de retrouver Tertu s’amenuisent.
―  Je ne demande qu’un moment pour discuter cette dame, insistai-je. De toute manière, nous n’allons pas laisser les familles de ce village dépérir ici. Elles partiront avec nous.
―  C’est très généreux de ta part, répondit Kirpal. Mais la plupart des malades ne survivraient pas à un long déplacement. Nous avons choisi de demeurer ici pour nous occuper d’eux.
―  Mais vous vous condamnez vous-même si vous restez.
― C’est notre âme que nous condamnons si nous renonçons à veiller sur les plus vulnérables d’entre nous.  

J’étais régulièrement impressionné par les hommes plus téméraires que moi. Aujourd’hui, je découvrais le courage extraordinaire d’une famille meurtrie luttant corps et âme pour une cause désespérée. Mes angoisses quotidiennes me semblèrent subitement ridicules quand je réalisai qu’ils n’avaient qu’une mort lente comme seule perspective.

Alors que je cherchais les mots les plus justes pour exprimer mon admiration, le petit-fils prit la parole, comme s’il redoutait d’être traité de héros.

― Madame Gardier habite au pied de la colline. Je vous y amène.

Mon regard se tourna alors vers Gulhan et Maitre Potri qui soupirèrent en chœur. C’était leur manière d’accéder à ma demande.

Je suivis alors Dilal dans la rue qui serpentait le long de maisons plus délabrées les unes que les autres.  Je pensais qu’aucun résident n’habitait dans ce coin de la ville, mais le petit-fils de Kirpal s’arrêta devant l’une d’entre elles.

― Attendez-moi ici, ordonna-t-il. Je dois d’abord m’assurer qu’elle est prête à vous recevoir.

Je profitai de cette attente pour mieux observer cette petite habitation dont les traces de peinture jaunes révélaient la couleur choisie par les premiers locataires. En faisant fi des volets à moitié arrachés et des murs défraîchis, elle était finalement en moins piteux état que ses voisines. Je dus patienter quelques longues minutes avant le retour de Dilal.

― Elle accepte de vous parler, dit-il sobrement. Ne soyez pas trop long, elle a incroyablement résisté aux ravages du temps mais son cœur s’essouffle et elle a besoin de repos.
― Entendu, je serai bref, acquiesçais-je.

L’intérieur de la maison ressemblait à s’y méprendre à l’habitation occupée par la famille de Kirpal. Il y avait le même fauteuil, mais il était cette fois occupé par une petite dame dont la voix stridente me saisit.

― Fermez derrière vous jeune homme ! On ne vous a pas appris à éviter les courants d’air ?
― Excusez-moi Madame, répondis-je en claquant maladroitement la porte.
― Pas si fort ! cria-t-elle.
― Je suis confus. Je ne pensais pas qu’elle me glisserait ainsi des mains. Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Ellimac Masso.
― On voit que vous n’êtes pas de la région. Même nos portes ne vous semblent pas familières.

La vieille dame s’était emmitouflée dans une couverture. Le feu ouvert n’était alimenté que par de petites bûches qu’elle devait utiliser avec parcimonie. Son regard perçant ne me quittait pas des yeux comme s’il cherchait à atteindre mon âme.

― Cela fait bien longtemps qu’un inconnu ne m’a plus rendu visite. Avant, c’était bien plus fréquent.
― Et que recherchaient toutes ces personnes qui voulaient vous rencontrer ?
― Probablement la même chose que vous.
― On dit que vous savez beaucoup de choses sur cette ville. J’aimerais que vous me racontiez son histoire.
― Dans ce cas, parlons d’abord de vous. Pourquoi vous intéressez-vous aux dires d’une « vieille folle » ?
― Je ne me permettrais pas de telles médisances Madame, je …
― Je sais ce qu’on dit de moi, Monsieur Masso. N’essayez pas de me préserver mais expliquez-moi plutôt ce qui vous pousse à venir écouter mes chimères.
― Vos chimères pourraient avoir des points communs avec celles que me racontait mon père.

Les sourcils froncés de la vieille dame se détendirent enfin.

― Asseyez-vous, Monsieur Masso. Je suis bien curieuse d’entendre cette histoire.

Je lui contai alors que mon père avait la conviction qu’on évertuait à cacher la véritable Histoire du Grand Continent et je fus de mon mieux pour décrire les visions qu’il avait observées sur la petite boite qu’il m’avait léguée.

― Votre père était brillant, conclut-elle quand j’eus révélé tout ce que je savais.

―  Je ne sais pas quoi penser de tout cela, répondis-je. Il était obsédé de découvrir nos véritables origines mais il n’a jamais pu démontrer qu’on nous mentait à l’école.
― Et en venant me voir, vous espérez découvrir si votre père délirait ou pas. Je risque de vous décevoir mon petit. Je n’ai jamais entendu parler de boites animant des images miniatures et encore moins de tours démesurées.

Cette réponse sonnait comme un couperet car elle achevait de discréditer les affirmations de mon père.

― Par contre, des personnes à la peau noire ont bel et bien existé, continua-t-elle. Et en termes de démesure, j’ai de quoi concurrencer votre récit.

C’était la toute première fois que quelqu’un donnait du crédit aux affirmations de mon père. Alors que je m’asseyais près d’elle, mon attention fut entièrement dédiée à ses paroles.

― Je suis la dernière d’une grande famille installée sur ces terres depuis des générations. Mes parents possédaient de grands troupeaux de moutons ainsi qu’un atelier où travaillaient une vingtaine de tisserands. Leur laine était réputée et alimentait tous les marchés de la région.

La vieille dame regardait constamment par la fenêtre située juste à côté de son fauteuil. J’avais l’impression qu’elle me racontait ce qu’elle voyait à l’extérieur.

― Ils travaillaient beaucoup et la plupart du temps, je vivais avec mes grands-parents. Mon arrière grand-père habitait chez eux et nous passions beaucoup de temps ensemble. Tous les jours, je lui annonçais un nouveau record après avoir compté les rides de son visage. Cela le faisait beaucoup rire et il aimait me raconter toutes sortes d’histoires.
― Comment vivaient les gens à cette époque ?
― Ils n’étaient pas riches mais ils ne manquaient de rien. Notre famille faisait partie des quelques privilégiés qui possédaient des terres, des troupeaux et des ateliers. Notre vie était confortable mais sans richesse ostentatoire.  Nous étions reconnus pour rétribuer correctement chaque travailleur et toute la région profitait des deniers provenant de la laine.

Elle était sincère, comme tous les enfants admirant leurs parents.

― Toutes les habitations étaient occupées à cette époque et chaque famille avait les moyens de l’entretenir correctement, continua-t-elle. À l’époque déjà, le nombre de plus en plus important de malades interpellait mais personne ne se doutait qu’un terrible mal était en train de se répandre parmi nous.
― Vous savez donc ce qui est arrivé ici.
― Manipuler le présent est d’une facilité enfantine quand on peut effacer la mémoire du passé. C’est pour cela que nous devons lutter de toutes nos forces pour connaître notre vraie Histoire.

Cette phrase, mon père me l’avait pratiquement répétée mot pour mot. Je restais pendu aux fines lèvres de ce précieux témoin.

― Le lendemain de mes six ans, mon arrière-grand-père m’annonça qu’il avait une histoire différente à me raconter. « Une histoire vraie », m’avait-il dit. Il me confia alors que son premier souvenir d’enfance ne fut pas une scène joyeuse en compagnie de ses parents mais un enchaînement de cris émis par les passagers d’un bateau pris dans une énorme tempête. Le navire était tellement immense qu’en faire le tour complet prenait des heures et il se serait finalement échoué sur la Grand Continent. Leurs occupants auraient débarqué par centaines et auraient erré pendant plusieurs mois avant de fonder la ville où nous nous trouvons.

― Pourquoi ont-ils voyagé si longtemps ? N’était-ce pas plus facile de s’installer près des côtes ?
― De nombreux villages jalonnaient déjà le littoral et leurs habitants ne se  montrèrent guère  accueillants par rapport aux nouveaux arrivés. Leur présence était à peine tolérée et aucun secours ne leur était apporté.
― Qui étaient ces hommes sans-cœur ?
― Mon arrière grand-père prétendait qu’il s’agissait principalement d’Azoines venus s’installer sur le Grand Continent avant les naufragés.
― Que voulez-vous dire ? Que des Azoines seraient revenus sur le Grand Continent après s’en être éloignés ?
― Mon arrière grand-père affirmait le contraire. Il prétendait que les premiers Azoines installés sur la côte n’avaient découvert le Grand Continent qu’une soixantaine d’années avant eux .
― Vous prétendez que le Grand Continent ne serait qu’une terre d’accueil pour les Azoines ? C’est contraire aux fondements enseignés dans leur communauté !
― C’est bien le problème en effet.
― Et les naufragés ? demandai-je. À quelle communauté appartenaient-ils ? 
― Ils ont été assimilés aux Aulots car ils croient aussi aux démons. Après avoir été contraints de déguerpir des zones occupées par les Azoines, ils marchèrent des jours durant avant d’atteindre une région où les Aulots étaient majoritaires. Ils espéraient enfin avoir trouvé une terre d’accueil mais malheureusement, leurs habitants se montrèrent encore plus méprisants que les Azoines.
― Je ne peux pas croire une chose pareille. L’hospitalité est une valeur fondamentale chez les Aulots.

La vieille dame se rendit compte qu’elle avait touché un point sensible.

― Il ne s’agit pas de cela Monsieur Masso, précisa-t-elle. Les Aulots leurs ont procuré des soins et leurs ont même construits des logements sommaires. Les premières tensions apparurent quand les autorités ordonnèrent à leurs enfants de se conformer à tous les codes de leur enseignement et de leur religion. Ils étaient persuadés que les naufragés étaient en réalité des Aulots égarés. Leur exode avait été si long qu’ils en avaient oublié les traditions de leur communauté d’origine, pensaient-ils. Les naufragés ont toujours contesté cette théorie et en refusant de renier leurs traditions ancestrales, ils ont suscité la défiance des Aulots.
― Si vous êtes une de leurs descendantes, je vous confirme que vous rassemblez tous les traits typiques d’un Aulot. L’hypothèse d’un retour d’exode me semble avoir du sens.
― Non Monsieur Masso, vous vous trompez ! répondit fermement la vieille dame. Le Grand Continent n’est le berceau ni des Aulots, ni des Azoines.
― Que voulez-vous dire ?
― Le Grand Continent n’est que leur terre d’exil.
― Sauf votre respect, cette affirmation est peu vraisemblable, répondis-je perplexe. L’Histoire qu’on nous présente comporte des incohérences et de nombreuses zones d’ombre, mais prétendre que les Aulots ou les Azoines ne seraient pas originaires du Grand Continent ressemble surtout à une fable inventée par les Enits !
― C’est pourtant la vérité ! Entre les naufragés et les derniers Aulots à avoir réussi la traversée de l’océan, deux cent ans se sont écoulés. Deux siècles installés sur un nouveau territoire, coupés de leur patrie d’origine et influencés par d’autres peuples. Toutes les conditions étaient réunies pour que la culture des Aulots du Grand Continent s’éloigne de ses racines.
―  Excusez-moi de mettre en doute votre récit, mais si des navires aussi gigantesques avaient existé, on en trouverait encore forcément des vestiges aujourd’hui. 
― Depuis des siècles et des siècles, ils tentent d’effacer toute trace de nos origines. Et les démons de la nature les ont bien aidés en submergeant nos côtes. Les preuves dont vous parlez reposent aujourd’hui dans le fond de l’océan.
― Vous aussi, vous mentionnez des gens sans les nommer. De qui parlez-vous ?
― Peu à peu, les relations entre les Aulots et les naufragés se détériorèrent et ils durent se débrouiller seuls. Leur situation commençait à sérieusement se dégrader jusqu’à un matin d’automne où trois hommes et une femme vinrent à leur rencontre. Ils les écoutèrent attentivement et voulurent connaître tous les détails de leur passé. Contrairement aux Aulots, ils ne semblaient pas surpris par leur histoire et ils ne le remirent en doute à aucun moment. Leur tout premier conseil fut que les naufragés restent aussi discrets que possible sur leurs origines. Leur sécurité en dépendait, avaient-ils prévenu.
― Trois hommes et une femme, dites-vous. À quoi ressemblaient-ils ?
― Mon arrière grand-père n’avait que six ans le jour de cette rencontre. Il se souvenait que l’un d’entre eux l’avait appelé par son prénom et qu’il lui avait donné des friandises. Deux des hommes étaient probablement médecins car ils se sont occupés des malades de plus en plus nombreux à cause du manque d’hygiène et de nourriture. L’autre homme et la femme s’occupaient d’apporter de la nourriture. Quelques semaines plus tard, les médicaments avaient fait des miracles et la plupart des malades étaient guéris.
― Des personnes altruistes et maîtrisant les secrets de la médecine. Les individus que craignait mon père ne sortent pas du même moule.
― Vos conclusions me semblent hâtives, Monsieur Masso
― Pourquoi ?
― Vous le saurez si vous me laissez terminer.

Je compris que je devais éviter de l’interrompre et mon silence lui indiqua que j’avais compris le message.

― Quand les naufragés eurent récupéré suffisamment de force, leurs quatre protecteurs décrivirent un endroit où ils pourraient s’installer confortablement et en sécurité. C’est en toute confiance qu’ils décidèrent alors de les suivre.

La vieille dame s’arrêta un moment et me fit signe de jeter quelques nouvelles bûches dans la cheminée.

― Leur marche dura trois semaines et vous vous situez à leur destination, poursuivit-elle.
― Ce sont donc les naufragés qui construisirent ces maisons ?
― Non, elles avaient été construites avant l’arrivée des naufragés. Pendant longtemps, mon arrière grand-père pensa qu’il avait rencontré quatre riches philanthropes sensibles à notre sort.
― A-t-il changé d’avis ?
― Les premières années furent celles du bonheur. Les maisons étaient confortables, isolées du froid et la nature environnante fournissait tout ce dont ils avaient besoin. Régulièrement, les quatre protecteurs leurs rendaient visite et amenaient de nouveaux arrivés. Ils avaient tous en commun de croire en l’existence d’autres terres au-delà de l’océan.

La vieille dame avait maintenant son regard fixé sur les flammes.

― Avez-vous observé l’immense cheminée au fond de la plaine ? me demanda-t-elle.

La question me surprit car elle me semblait hors contexte.

― Il est impossible de ne pas la remarquer. S’agit-il encore d’une création saugrenue de nos ancêtres ?

Elle ne répondit pas et poursuivit son récit.

― À l’époque, des chasseurs se rendaient régulièrement près de cet endroit car il avait la réputation de loger les lièvres les plus dodus de la région. Ces hommes ont été les premiers à être atteints du mal mystérieux. Vomissements, fièvres, maux de ventre, ils n’ont rien pu faire pour eux.
― Et les deux médecins, qu’ont-il fait ?
― Ils prétendaient qu’il n’y avait rien de grave, qu’il suffisait d’attendre que les douleurs s’estompent d’elles-mêmes. Mais après ce discours rassurant, personne ne les a plus jamais revus.

Une vilaine quinte de toux interrompit l’explication. La vieille dame semblait ne pas pouvoir la contrôler tant les toussotements s’enchaînaient sans discontinuer. J’étais gêné de ne pas pouvoir l’aider mais heureusement, la crise finit par se calmer d’elle-même. Elle reprit calmement sous souffle avant de poursuivre.

― Pendant des dizaines d’années, les naufragés et leurs descendants n’ont pas compris pourquoi il y avait autant de malades parmi eux. Même les enfants n’étaient pas épargnés et beaucoup mourraient avant l’âge adulte. C’était comme si un mal les dévorait de l’intérieur, beaucoup crachaient du sang et avaient des gonflements sur différentes parties du corps. Personne ne savait quoi faire pour les soulager.

Ce récit me glaçait les sangs et je craignais de compromettre ma santé en m’éternisant dans cet endroit.

― En nous installant ici, les  prétendus protecteurs avaient condamné les naufragés et leur descendance à une mort lente mais inéluctable.
― Je ne comprends pas. En quoi cet endroit pourrait être si malfaisant ? 
― La cheminée. C’est à partir d’elle que le mal se propage.
― Je l’ai longuement observée durant notre trajet et je conçois qu’elle soit disproportionnée et étrange. Mais elle n’émet aucune fumée.
― Ce qui se propage est invisible et infiniment plus dangereux. Il aura fallu qu’un étranger vienne un jour à notre rencontre pour que nous comprenions le mal qui nous ronge. 
― Qui était cet homme ? Et que vous-a-t—il dit ?
― Nous ne l’avions jamais vu mais il se faisait appeler « Vikor » et il connaissait cette région mieux que quiconque. Il nous conseilla de la quitter au plus vite en argumentant que mieux valait affronter les communautés qui nous répudiaient que de périr à petit feu. Nous fûmes d’abord très sceptiques mais peu à peu, nous comprîmes que cet endroit n’était que le meilleur moyen de nous exterminer en silence.
― Par quel prodige peut-on empoisonner des gens sans même les toucher ?
― Le secret se trouverait dans le gigantesque bâtiment jouxtant la cheminée. La chaleur y serait insupportable et il émettrait des rayons bien plus nocifs que le soleil.
― Admettons que ces rayons existent vraiment. Pourquoi cet acharnement à éliminer les naufragés jusqu’à leur descendance.
― Vikor nous décrivait comme des preuves compromettantes. Des preuves à éliminer à tout prix. 
― De quel crime avez-vous été témoins pour mériter un tel sort ?
― Nous sommes les héritiers de ceux qui savent que le Grand Continent n’est pas notre terre d’origine. Cette vérité dessert manifestement les intérêts de personnes aussi puissantes que discrètes car malgré ses efforts, Vikor n’avait toujours pas réussi à remonter leur piste. Pour qu’ils sortent de l’ombre, son plan était de nous prendre avec lui et de rétablir la vérité de nos origines dans les quatre coins du Grand Continent. 
― Et qu’avez-vous alors décidé?
― Vikor a trouvé les mots pour convaincre les plus valides d’entre nous et de l’aider à « déjouer le grand complot », comme il aimait répéter . Il nous assura que procéder de la sorte assurerait aussi notre sécurité. Au plus les gens informés serons nombreux, au plus il sera vain de vouloir nous éliminer.
― Et vous ? Vous croyez aussi en cette théorie du complot?
― Je ne crois normalement que ce que je vois mais de cet homme émanait une sincérité qui m’a convaincue.
― Vous êtes pourtant restée.
― Personne ne pouvait guérir la maladie et les plus faibles n’étaient pas en état de faire un long voyage. Je n’ai pas pu me résoudre à abandonner mon mari et d’autres ont fait comme moi.

Elle marqua un léger temps d’arrêt, comme si elle s’accordait quelques secondes pour se remémorer cet homme dont elle ne dira rien de plus.

― Vous savez, continua-t-elle, chacun fut libre de partir ou de rester mais ce choix fut un véritable déchirement dans beaucoup de familles. Ceux qui étaient trop faibles pour voyager souhaitaient pour la plupart que leur famille parte se mettre à l’abri. Le plus souvent en vain, il y eut plus de volontaires que nécessaire pour rester au village.
― Que sont devenus ceux qui sont partis ? Je n’ai jamais entendu parler de cette théorie du complot et je doute que Vikor ait réalisé son plan.
― Avez-vous entendu parler d’un oiseau nommé l’Ipaille?

Je ne me doutais pas que le nom de cet animal puisse figurer dans le récit de la vieille dame. Cela n’annonçait à priori rien de bon.

― Malheureusement oui, répondis-je inquiet par ce qu’elle allait me révéler.
― Malheureusement ? Pas du tout ! C’est grâce à lui que nous gardons le moral et que nous recevons des nouvelles des nôtres. Sans lui, je vous aurais répondu que je craignais le pire pour eux.
― Je comprends, répondis-je impatient de connaître la suite.
― Ils furent traqués sans relâche et n’eurent aucune occasion de dénoncer ce qu’ils savaient. Ils réussirent cependant à se réfugier sur une île au large du Royaume de Tisol. L’île d’Elbot. Cela fait maintenant quarante ans qu’ils y vivent reclus mais à l’abri des poisons sournois.
― En savez-vous davantage sur l’homme qui les a amenés là-bas ?
― Pas grand-chose, je vous l’accorde. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne réside sur l’île que pour s’y retrancher et qu’il mène avec les siens un étrange combat. Il prétend que les forces qui domineront le Grand Continent ne sont pas celles qui posséderont les plus grandes armées mais celles qui contrôleront l’Ipaille. Je vous avoue ne pas comprendre ses desseins mais peu importe. Je lui suis déjà très reconnaissante d’avoir amadoué cet oiseau pour qu’il nous apporte les lettres de nos familles.
― Les siens ? Vikor n’est donc pas un homme isolé.
― Non, il fait partie d’un clan se dénommant « les Incrédules »

« Les Incrédules », ceux que Fergal m’appela à retrouver. L’île de Telbot était donc l’étape obligée avant de retrouver Tertu.

― Vous m’avez été d’une aide précieuse Madame. Je ne sais pas comment vous remercier.
― Moi, je sais. Ceux qui nous ont chassés croyaient que nous étions un danger pour eux. Quand elle est attisée et mise entre les mains de personnes sans scrupule, la peur de l’autre peut devenir une force effrayante. Je veux que vous retrouviez ceux qui sont la véritable source de nos malheurs et je veux que vous rétablissiez la vérité sur l’histoire Grand Continent. Je vois dans vos yeux votre désir de justice Monsieur Masso et les « Incrédules » ont cruellement besoin d’hommes comme vous. Le profond malaise qui ronge les peuples de ce pays ne disparaîtra qu’en leur expliquant leurs véritables origines.

Cette dernière phrase raisonna comme une timbale dans ma tête. Elle faisait écho à la quête de mon père et pour la toute première fois de ma vie, je compris à quel point elle était essentielle.

Commentaires