Chapitre II

― C'est pas possible ! C'est la troisième fois que je reviens te tirer hors du lit. Ellimac ! Lève-toi !

La douceur de la nuit n’eut d’égal que la brutalité du réveil et il me fallut de longues secondes avant de sortir de ma léthargie. Moi qui pensais avoir enfin réuni les conditions d’un sommeil réparateur. Contrarié par cet espoir déçu, je tentai de répliquer aux injonctions militaires du maître de maison.

― Enfin Achille ! Il fait encore nuit noire et nous ne sommes qu’à deux heures de Timos. Laisse-moi au moins dormir jusqu’à l’aube. Nous aurons encore tout le temps nécessaire pour arriver au début du marché.
― On voit bien que tu n’es plus revenu dans la capitale depuis des années. Si tu veux garder une chance d’installer ton échoppe, je te conseille de te lever sans tarder.
― Je n’ai pas besoin d’arriver le premier pour avoir la meilleure place. Un espace de trois mètres suffit largement pour exposer mes produits.
― Je ne te parle pas de la meilleure place mais d’une place. Tu as cinq minutes pour t’apprêter et nous rejoindre dans la salle à manger. Malda t’attend, elle a préparé le petit-déjeuner.

Le maître de maison pointa la bassine qu’il avait remplie pour moi et sortit de la pièce non sans un discret sourire en coin. Probablement que mon air hébété y était pour quelque chose. Je ne sais pas ce qui me surprit le plus. Apprendre qu’il vivait avec une femme ou découvrir que j’étais devenu incapable de la moindre répartie dès qu’il décidait de me river le clou ?

L’eau était glaciale, mais elle eut le mérite de me sortir de ma torpeur. Tout en me dépêchant de m’habiller, j’essayais d’imaginer à quoi ressemblait celle qui avait succombé au charme tout personnel d’Achille. Sans nul doute, elle devait être vigoureuse, grande, bosseuse et en retrait par rapport à son homme.

Le ciel était dégagé et la lumière des étoiles suffit à m’orienter vers la maison. Avant de m’annoncer, j’inspectai à nouveau la porte d’entrée qui était restée aussi lisse que la veille. Difficile de croire qu’aucune retouche n’ait dû être apportée depuis deux semaines. Ou alors, l’animal s’abstient-il pour le moment de sévir dans les parages. Mes réflexions furent interrompues par une douce voix féminine.

― Bonjour Monsieur Masso. Entrez donc, j’allais justement préparer les œufs ramassés ce matin. Comment les souhaitez-vous ?

La salle à manger était éclairée de multiples bougies. L’odeur des grains de café se mélangeait à celle du pain fraîchement cuit. De quoi me consoler de cette nuit trop brève. Devant moi, une grande brune au regard vif me souriait. Vêtue d’une longue robe beige valorisant à merveille ses formes parfaites et généreuses, il n’y avait que sa taille qui correspondait à l’image que je m’étais trop vite imaginée. Décontenancé, j’oubliai la sacro-sainte règle de toujours conserver un air assuré face à une belle femme. Ma réponse bégayante ne semblait toutefois pas dénuée de charme, car elle redoubla son sourire en l’entendant.

― Euh … je ne sais pas très bien… enfin si... mollets ! Oui, mollets s’il vous plaît.
― Entendu ! Je vous prépare cela. Prenez déjà du pain, du fromage et du miel. Tout est produit sur nos terres !
― Merci, j’ai rarement reçu un tel accueil dans les auberges du pays.
― Attendez que je vous ramène le jambon. Vous m’en direz des nouvelles !

Alors qu’elle se dirigeait vers la cave, j’aperçus les deux chiens dans la cuisine dévorant le contenu de leurs gamelles. Toujours aussi impressionnants, je fus rassuré par leur indifférence à ma présence. Soulagé, c’est avec un appétit semblable au leur que j’entamai ce petit-déjeuner prometteur.

Avant que Malda ne disparaisse dans l’escalier, je pus contempler sa longue chevelure lisse et soyeuse. Bien qu’elle vive avec un rude paysan, elle prend le temps de se soigner, me disais-je avec une once d’admiration. Moi qui pensais qu’un asocial aussi farouche qu’Achille ne pouvait que rester célibataire. Non seulement il s’en sort nettement mieux que moi dans le commerce, mais le voilà également flanqué d’une magnifique compagne bien plus jeune que lui. Sans doute une orpheline rassurée par la force d’un solide paysan, concluais-je influencé par une jalousie naissante. Je venais de mordre mon premier morceau de pain quand mon ami rentra dans la maison avec une telle vigueur que j’en sursautai de ma chaise.

― Alors Ellimac, es-tu enfin prêt ? Je viens de préparer les chevaux. Ils ont reçu assez de fourrage pour la journée et terminent de boire.
― Je viens à peine de commencer à manger. Te décideras-tu à m’expliquer pourquoi nous devons partir à cinq heures du matin ?
― Depuis quelques années, l’accès au marché de Timos est devenu beaucoup plus strict. Il faut faire la file à l’entrée de la ville et espérer que les gardiens nous laissent passer. Pour autant qu’on arrive avant l’heure limite d’inscription.
― Le marché est ouvert toute la journée, ce n’est pas grave si nous arrivons au milieu de la matinée.
― Tu n’y es pas du tout mon pauvre Ellimac. Si nous n’avons pas passé le poste de garde avant huit heures, tu n’auras qu’à attendre le prochain marché dans trois jours. Et encore, je commence à me demander si tu seras prêt d’ici là.

La pique d’Achille eut l’effet qu’il attendait. Mon café fut avalé d’une traite et déjà debout, je dévorai mon bout de pain tout en découpant à la hâte une épaisse tranche de fromage.

C’est à ce moment que Malda remonta de la cave. Elle manifesta clairement sa déception qu’on ne fasse pas plus honneur à ses préparations culinaires.

― Monsieur Masso, vous partez, alors que n’avez pratiquement rien goûté !

Je comptais pourtant déguster tout ce que cette splendide jeune femme pouvait me proposer. J’étais embarrassé par cette impolitesse forcée et affligé de ne pas profiter pleinement d’un repas envié depuis si longtemps.

Malda avait la fierté viscérale des Enits et j’allais vite me rendre compte à quel point je l’avais vexée.

― La prochaine fois que vous passerez dans la région, allez vous installer dans une auberge tenue par des Aulots. Nul doute qu’ils y proposent une nourriture plus proche de vos exigences !
― Calme-toi Malda ! s’écria Achille. C’est moi qui ai demandé à Ellimac de se lever. J’ai bien vu dans ses yeux qu’il aurait préféré passer la matinée à se délecter de toutes nos victuailles. Tant pis pour lui de ne pas s’être préparé plus tôt. Il est plus que temps de se mettre en route.
― Pourquoi vous rendre à ce maudit marché, s’interrogea-t-elle ? Il nous a porté la poisse et nous avons eu tellement de mal à remonter la pente. Tu n’as donc pas prévenu ton ami ?
― En ce qui me concerne, je ne suis pas prêt d’y réinstaller mon échoppe, répondit-il. Mais il tient toujours à s’y rendre malgré mes avertissements et je ne peux pas me résoudre à le laisser partir seul. Il ne connaît plus rien des règles en vigueur à Timos.

Il était hors de question pour moi de révéler les vraies raisons de mon retour. Avec Achille, il me fut facile d’utiliser le prétexte de ma piètre situation financière. Mais face à Malda, une incontrôlable fierté de mâle m’incita à invoquer de plus nobles motivations.

― Quand les Aulots furent chassés de Coldore, une partie d’entre eux s’installèrent à Timos, expliquai-je. Ils croyaient encore en la neutralité des Ducs et ils entamèrent des procès pour tenter de récupérer leurs terres. Mon père était de ceux persuadés que ces démarches ne mèneraient à rien et il préféra l’exil. Certains de mes amis sont restés ici et je veux savoir ce qu’ils sont devenus.
― Tu devras t’en rendre compte par toi-même, répondit Achille. Tu sais que les Enits sont restés en froid avec les Aulots depuis ces vieilles histoires. Les anciens en veulent encore à ton père de les avoir entraînés dans ce confit contre les Azoines.
― Je sais et je te remercie de m’aider à rejoindre la capitale. Allons-y puisque le temps nous est compté. Malda, je ne savais plus à quoi ressemblait un vrai petit-déjeuner. Dieu sait que j’aurais tout englouti si Achille m’avait laissé une heure de plus.

Malda rougit. Elle semblait gênée de s’être trop vite emportée.

― Je comprends et je suis heureuse que vous ayez apprécié. Ne tardez plus puisque vous êtes toujours décidé à vous rendre à Timos. En vous dépêchant, vous avez encore une chance d’arriver avant la cohue.

À la fois fougueuse et douce, cette jeune femme me faisait penser à Loane. Avant que nous ne quittions la pièce, elle me tendit deux boites.

― Je vous ai préparé deux gamelles pour ce midi. Faites attention à ne pas exagérer sur la cervoise. Vous avez intérêt à garder toute votre tête dans ce nid de vipères.
― Comme si nous risquions de la perdre, répondit ironiquement mon ami. Ne t’inquiète pas ma belle, nous serons rentrés avant la nuit tombée.

Il s’installa alors à côté de moi à l’avant de ma carriole. Le soleil allait bientôt se lever et c’est avec l’aide d’un fouet que mes chevaux furent invités à reprendre la route.

Nous avions beaucoup de choses à nous dire et pourtant, les premiers kilomètres furent très silencieux. À peine quelques mots échangés pour indiquer le chemin rejoignant la route principale. L’aube pointait déjà ses premiers rayons et révélait une vue extraordinaire sur Timos.

Mon père avait beau la critiquer, j’avais toujours été fasciné par la splendeur de cette cité. Érigée sur les flancs d’une colline, elle était ceinturée par un rempart construit avec de gigantesques pierres noires. La plupart des habitations étaient situées sur les niveaux inférieurs et rayonnaient par leurs multiples couleurs vives. Plus haut sur la colline, les bâtiments se faisaient plus grands et prestigieux. Maisons bourgeoises, églises, hôtel de ville, palais des Ducs, tous ces édifices rivalisaient par leur élégance. Le lieu le plus impressionnant restait sans conteste le sommet de la cité dominé par l’immense cathédrale édifiée il y a deux cents ans par les Azoines.

Nous allions bientôt arriver à l’une des quatre entrées de la ville. Une quinzaine d’attelages attendaient déjà de pouvoir passer le poste de garde de la porte Nord.

― Nous avons de la chance, lança Achille. D’ici une heure, ce sont des dizaines de marchands qui feront la file. J’espère que les gardiens ne feront pas d’excès de zèle. À l’époque où je venais ici, il n’était pas rare que tous mes tonneaux soient percés pour en vérifier le contenu !
― Pourquoi font-ils cela ? Je n’ai aucun souvenir de tels contrôles et encore moins d’embouteillages à l’entrée de la ville !
― Ah ah ah ! Encore un coup de l’Ipaille mon ami ! Les Ducs ont pris peur après les rumeurs insistantes révélant des ventes de mousquets aux rebelles. Bien qu’aucun arsenal n’ait jamais été découvert, les soupçons perdurent et s’amplifient même. On dit que les Ducs sont de plus en plus obnubilés par leur sécurité. Les fêtes de la ville ont bien perdu de leur superbe depuis qu’ils ont préféré se retrancher dans leur palais.
― Tu as l’air bien informé pour quelqu’un qui ne fréquente plus la capitale.
― Qu’est-ce que tu insinues ? Que je continue à traiter avec des escrocs prêts à s’approprier mes terres à la moindre occasion ?
― Tu sais bien que je ne penserai jamais de toi ce genre de choses. Mais alors ? D’où tiens-tu ces informations ? Je croyais que tu ne voulais plus fréquenter personne dans cette ville.
― Je ne suis pas seul. Tu oublies Malda.
― Ne me dis pas que tu la laisses se rendre seule à Timos. C’est rempli de soûlards et d’obsédés en tout genre.
― Je sais. Tu en faisais d’ailleurs partie à une certaine époque si j’ai bonne mémoire. Ne t’inquiète pas, elle ne sort jamais seule. Elle a fait ses études à Timos et elle y garde de bons amis. Et elle sait se défendre crois-moi, je lui ai enseigné toutes les techniques de combat de l’aigleton !
― D’accord, mais cela me surprend que tu lui permettes de sortir sans toi.
― Ah ah ah ! Si tu connaissais un peu mieux le personnage, tu comprendrais que je n’ai pas d’autre choix. Après tout, c’est un juste retour des choses. Je l’ai toujours élevée dans le souci qu’elle ne soit pas soumise à l’autorité d’un homme, quel qu’il soit.

Malgré l’évidence, je m’interrogeais sur la vraisemblance de ma déduction.

― Euh… Malda est ta fille ?
― Allons Ellimac ! Ton cerveau s’est-il donc tellement ramolli sous le soleil de Guimonde ? Oui, c’est ma fille ! Elle vient d’avoir dix-neuf ans !

À ce moment précis, nous venions de rallier la file d’attente. Il me fallut rapidement reprendre ma concentration pour immobiliser à temps mes chevaux. Beaucoup de marchands disposaient comme moi d’un chariot protégeant soigneusement sa marchandise. Le mien disposait d’une épaisse toile de coton qui me permettait de dormir à l’abri des intempéries et surtout de transporter discrètement mon précieux chargement.

Avec ses deux chevaux et ses six mètres de longueur, mon attelage avait fière allure. Seuls quelques vendeurs de tissus et de céréales me surpassaient avec leurs quatre montures. Tout en restant attentif à suivre la lente résorption de la file d’attente, je repris la conversation en espérant que mon ami soit moins avare en explications.

― Excuse-moi Achille. Je ne m’attendais pas à ce qu’un ami de jeunesse puisse déjà avoir un enfant de cet âge. Le conflit avec les Azoines faisait encore rage il y a vingt ans. Difficile pour moi d’imaginer que l’un d’entre nous ait pu fondé un foyer à cette époque.
― Qui parle d’un foyer Ellimac ? J’ai simplement dit que j’avais une fille.

Un ton aussi sec annonçait qu’il était temps de changer de sujet. Ma brillante enquête sur l’hypothétique femme d’Achille avait donc abouti à un premier résultat. Malda était la preuve irréfutable de son existence.

― Maintenant, restons parfaitement calmes, murmura-t-il. Les marchands des campagnes font régulièrement les frais des railleries des sentinelles. Ceux qui répondent à leurs affronts se retrouvent soit en prison, soit interdits d’entrer en ville. Et comme ça n’a jamais été ta spécialité de te taire, te voilà prévenu.
― Ne t’inquiète pas. Je suis devenu un homme d’une diplomatie à toute épreuve.

L’ironie de ma réplique crispa Achille.

― N’utilise pas ce ton quand ils inspecteront ta carriole Ellimac. Ils n’ont le sens de l’humour que lorsqu’ils peuvent ricaner à nos dépends.
― Entendu. Je tiens à rentrer en ville et je saurai me tenir.
― Au fait, c’est quoi ta marchandise ? J’ai vu que tu as quatre grands coffres à l’arrière, mais que renferment-ils ?
― Des fioles.
― Ah ? Et que contiennent-elles exactement ? De l’alcool ?
― Non, la majorité contient du parfum. Des senteurs sucrées, boisées, poivrées, bref de quoi contenter toute cette nouvelle bourgeoisie.
― Mon pauvre Ellimac. Je crains que tu aies fait beaucoup de chemin pour pas grand-chose. Il y a quelques années encore, le parfum était très cher et difficile à trouver. Mais depuis que l’île de Telbot a rétabli des liens commerciaux avec Esabal, leurs navires nous inondent d’huiles et d’essences en tout genre. C’est devenu tellement banal que plus personne n’essaye de courtiser une femme en lui offrant un parfum.
― Je ne crois pas banal d’offrir un parfum contenant des essences de figusia. Je crois même qu’elles en seraient plus que flattées.
― Quoi ? Du figusia ? Tu as perdu la tête ? Ils vont nous enfermer pour dix ans s’ils détectent la moindre odeur de cette drogue.

La peau normalement tannée par le soleil, Achille était devenu blanc comme un ecclésiastique Azoine. Je pris conscience d’avoir choisi le plus mauvais moment pour révéler la présence de produits interdits dans ma carriole. Je m’étais laissé emporté par mon enthousiasme, trop heureux que mes taquineries retrouvent leur effet. À présent, ma priorité était d’éviter que sa nervosité n’attire l’attention des gardes.

― Calme-toi Achille ! Il n’y a qu’une caisse contenant du figusia. Et je me suis toujours arrangé pour que ce soient les autres qui soient ouvertes. Et puis, tu sais bien que cela n’a rien à voir avec une drogue. Il ne s’agit que de quelques effluves qui enivrent les sens.
― Pourvu que tu aies raison cette fois. Tu m’avais fait le même baratin quand nous avions dérobé le parfum des frères Melopès le soir du bal de l’école. Tu étais persuadé que vider la moitié de leur flacon serait passé inaperçu. Te rappelles-tu du nombre de jours de retenues grâce à tes exploits ?
― Tiens donc ? C’est tout ce dont tu te souviens ? Notre soirée avec les deux belles rousses ne valait donc pas la peine de risquer d’être puni ? Même les coups de règle de notre instituteur n’ont pas réussi à entamer ce sourire béat que tu as gardé des semaines durant.
― C’était avant l’Ipaille Ellimac ! Depuis qu’il a été révélé que le figusia permettait de corrompre les percepteurs Azoines, toute personne surprise à en posséder ne fut-ce qu’une goutte est immédiatement envoyée dans les geôles de Timos !
― Je sais que c’est devenu dangereux et je ne porte plus jamais ce parfum, même lors de rendez-vous galants. Maintenant, tais-toi et arrête de transpirer comme un bœuf. Tu vas nous faire repérer.

Arrivant enfin devant l’immense porte d’entrée, j’étais étonné par l’ampleur des mesures de protection. Outre le pont-levis au-dessus des douves et l’imposante herse prête à se rabattre à tout moment, des mousquets nous pointaient du haut des murailles.

Deux soldats s’approchèrent de mon chariot et saisirent la bride de nos chevaux. L’embonpoint du premier semblait vouloir faire exploser sa cotte de mailles tandis que le sourire sadique du second laissait transparaître la noirceur de quelques dents pourries.

― Mais c’est Achille, notre célèbre empoisonneur ! Tu as donc décidé de revenir nous intoxiquer ?

Comme l’avait prédit mon ami, les deux soldats ricanaient tout en guettant le moindre signe offensant de notre part.

― Bonjour Messieurs ! répondit-il poliment. Bien sûr que non. Nous venons proposer d’excellents parfums aux habitants.

Les soldats éclatèrent de rire.

― Des parfums ? Toi ? Vu l’odeur que dégage cette carriole, tu les as forcément composés dans ta basse-cour !

Je faillis leur proposer de vider gratuitement une de mes fioles dans leur gorge fétide. Je parvins à me contenir avant que le troufion obèse n’en rajoute une couche.

― Mon pauvre Achille. Tu empestes à des kilomètres. Ceci dit, à y réfléchir, mieux vaut se parfumer avec ta cervoise qu’en boire !

Les deux hommes étaient fiers de leurs quolibets et riaient à grosse voix. Il était temps d’intervenir, car la mine de mon camarade avait viré au rouge écarlate.

― Messieurs. Quel bonheur de rencontrer des personnes à l’humour si affûté ! Nos parfums ne contiennent que de nobles fragrances. Laissez-moi l’honneur de vous en offrir deux fioles. Je suis certain que vous apprécierez leurs délicieuses odeurs !

À l’évidence, j’en avais trop fait. Les deux soldats avaient arrêté de glousser. Ils me dévisageaient comme si j’étais un espion en passe d’empoisonner toute une armée.

― Qui êtes-vous ? demanda sèchement le gras-du-bide.
― Je suis Ellimac Masso, créateur de parfum. J’ai rassemblé mes plus belles créations pour les proposer aujourd’hui aux habitants de Timos.
― Les substances autorisées dans les parfums sont strictement limitées, Monsieur Masso. Vous m’inquiétez quand vous parlez de « belles créations ».
― Je ne travaille qu’avec des produits locaux répertoriés dans la liste du ministère du Commerce. Je les achète toujours sur les marchés officiels.
― Elles sont où vos fioles ? Dans les coffres que j’entrevois dans le fond de votre carriole ?
― En effet. Je vous les amène.

Je me forçais à maintenir une attitude la plus détendue possible. Achille transpirait abondamment et tentait de maîtriser ses nerfs. Exercice a priori insurmontable pour ce tempétueux personnage. J’espérais que Malda ait éduqué son père à ne plus démolir les interlocuteurs qui le dérangeaient.

Au moment où j’allais ouvrir la caisse que je venais de déplacer à l’avant, le gardien aux dents noires intervint.

― Attendez, on n’a pas le temps de tout ouvrir et de tout fouiller. Allez plutôt me chercher les deux malles les plus à l’arrière.

Je m’exécutai et nous dûmes ensuite patienter une bonne heure avant de connaître le verdict de l’inspection. Chaque fiole fut ouverte et reniflée. Je fus surpris par ces soldats qui avaient été entraînés pour reconnaître toute fragrance proscrite. Des guerriers stupides, mais avec une truffe redoutable.

C’est l’obèse qui m’annonça sèchement le résultat des investigations.

― C’est bon. Il vous reste à payer dix deniers pour la location de l’emplacement. Ensuite, vous pourrez y aller.
― Merci, lui dis-je en tendant la somme demandée. Vous prendrez bien deux fioles de ma réserve. Je vous les offre avec plaisir.
― Vous allez surtout dégager le chemin tout de suite ! Des flacons aussi puants devraient être interdits. Si ça ne tenait qu’à moi, je vous collerais une amende pour tout le temps perdu à inspecter vos saloperies. Foutez-moi le camp vite fait !

Les petites bouteilles qu’ils avaient ouvertes devaient effectivement sembler très basiques pour des connaisseurs. Elles me servaient surtout de couverture et je n’allais donc pas y ajouter trop de fragrances coûteuses. Les sentinelles avaient cependant dépassé les règles minimales de bienséance en affirmant que je proposais des produits malodorants. L’envie d’empoigner les quelques ronces glissées derrière ma banquette me taraudait, mais je parvins à rester impassible. Au contraire, je suivis rigoureusement les instructions des gardes et c’est au grand soulagement d’Achille que mes montures se remirent en mouvement.

― Par quel prodige n’ont-ils rien détecté, demanda-t-il ? Le figusia est sans doute la plante la plus odorante du continent.
― Toutes les fioles se trouvent dans la grande malle que je propose systématiquement d’ouvrir dès que j’ai un contrôle. À chaque fois, on m’ordonne d’ouvrir une autre caisse. Tactique simple et d’une efficacité avérée depuis des siècles mon cher ami.
― Toujours en train de jouer avec le feu, grommela-t-il. Tu as souvent gagné c’est vrai, mais tu en oublies tes monumentales débâcles. As-tu donc complètement oublié les conséquences de tes paris perdus ?

Achille avait raison, mais je ne voulais pas épiloguer aujourd’hui sur les erreurs du passé. Ma priorité était de repérer les clients raisonnablement riches pour s’offrir mon précieux parfum et suffisamment sûrs pour qu’ils ne risquent pas de me dénoncer. Dans une cité dominée par la nouvelle bourgeoisie, rencontrer ceux qui avaient les moyens ne devait pas être difficile. Mais comment repérer ceux disposés à acheter le summum de l’extase ? Quitte à risquer dix ans d’emprisonnement dans les pires geôles du Grand Continent ?

Mon chariot traversa le pont levis pour se retrouver dans une large artère pavée jouxtant un nombre interminable de petites habitations. Leurs couleurs prononcées tranchaient avec les sombres fortifications leur faisant face. Nous étions dans la ville basse habitée majoritairement par des Aulots. Fidèles à leur réputation, leurs maisons étaient restées tout aussi élégantes que dans mon souvenir. Modestes par leur taille, leurs façades étaient toutes fraîchement repeintes et ornementées de tulipes tapissant le rebord de chaque fenêtre. Bien qu’éphémère, cette fleur avait la particularité de repousser rapidement et toute l’année dans la région. Elle symbolisait la ténacité des Aulots.

Il ne me fallut que quelques instants pour retrouver mes repères. D’abord longer les remparts pendant un bon kilomètre avant d’emprunter le célèbre chemin tournant en colimaçon jusqu’au sommet de la colline.

Je ne me lassais jamais de ce quartier fleuri. J’étais si heureux de m’apercevoir que les Aulots de la capitale avaient conservé leur goût des teintes chatoyantes.

― Ces explosions de couleurs sont toujours aussi éblouissantes ! lançai-je ébahi.
― Ah ça oui ! Et ne crains pas que ce contraste avec les fortifications s’atténue avec le temps. Les Ducs planifient régulièrement des travaux sur les murailles et ils exigent les pierres les plus sombres possible. Ils ont aussi instauré une lourde taxe aux maisons qui manqueraient de fleurs ou qui ne seraient pas repeintes tous les trois ans.
― Une taxe ? C’est ridicule. Nous n’avons pas besoin de menaces pour soigner nos habitations !
― Je suis bien d’accord avec toi, confirma Achille. Sauf que le prix de la peinture a augmenté de façon astronomique depuis que quelques grossistes ont fait main basse sur toutes les importations. Certains Aulots ont alors commencé à espacer les entretiens de leurs façades. Ça n’a pas du tout plu à l’échevin de l’urbanisme, mais plutôt que d’imposer des prix plus raisonnables, il a préféré mettre en place de lourdes amendes.
― Comment avez-vous pu accepter cela ?
― Parce que nos principaux meneurs ont fui le pays, rétorqua-t-il sèchement.

J’avais admis de devoir m’habituer aux ressentiments de mon vieil ami dès que la conversation glisserait vers les décisions prises par mon père.

― Ne crois pas que les habitants se comportent tous comme des moutons, poursuivit-il. S’il est vrai que les Enits et les Aulots se sont fortement affaiblis sur le plan politique, il n’en demeure pas moins qu’ils ont mis sur pied d’autres méthodes de défense.
― Que veux-tu dire ? demandai-je avec une curiosité difficile à dissimuler.
― Je t’expliquerai quand nous serons à l’abri de la curiosité des passants. Tu ne t’imagines pas à quel point les murs de Timos ont développé leurs facultés auditives depuis quelques années.

Un peu frustré de ne pas avoir obtenu de réponse, mon attention se porta sur chaque détail susceptible de ranimer mes souvenirs de jeunesse.

Les Ducs savaient comment maintenir la pression sur les habitants. Il fallait que l’éclat de la ville impressionne toujours autant le visiteur. Toutefois, en observant les maisons, je me rendis compte que Timos n’avait pas été mieux préservée des chamboulements que j’avais déjà observés dans d’autres régions du pays.

Comme dans la plupart des cités d’Esabal, un grand nombre de portes en bois avaient été repeintes récemment. Certaines avaient même été remplacées par une imposante structure en fer forgé. Beaucoup d’entrées étaient dissimulées par un drap cloué au-dessus du chambranle. J’en déduisis que les dernières altérations survenues à Timos étaient récentes. Leurs propriétaires n’avaient probablement pas encore eu le temps de remastiquer et repeindre ce qu’ils ne voulaient pas montrer. Au fur et à mesure que notre attelage avançait, je décelais des habitations dont les portes semblaient avoir été martelées par de fins burins. Sans pouvoir les lire depuis le siège de ma charrette, je devinais facilement que des bouts de phrase avaient été gravés à même la porte.

Il y a vingt ans, il n’était pas nécessaire de connaître les croyances et les rites particuliers des Aulots pour les identifier. Les hommes étaient le plus souvent vêtus d’élégantes chemises lignées en soie. Ce n’était que pour entamer des travaux ardus qu’ils revêtaient des vêtements à carreaux et en coton. Rien de très excentrique donc sauf en ce qui concerne leur couvre-chef. Depuis les chapeaux étroits et pointus jusqu’aux plus larges et bariolés comme un arc-en-ciel, chaque homme bataillait pour disposer de l’attribut le plus beau et le plus original.

Quant aux femmes, elles brillaient par leur élégance et leur originalité. Coiffures élaborées, teintes de cheveux improbables assorties à des robes resplendissantes, coupes de vêtement déconcertantes, finesse du maquillage. Elles se laissaient aller à leurs envies sans crainte d’être inconvenantes.

La confession Aulot envisage en effet la femme comme l’égal de l’homme. Elle considère que la force physique de ce dernier doit la servir plutôt que la rendre servile. Mon père rappelait souvent que la réelle raison des conflits passés était la crainte que les idées égalitaires des Aulots se répandent dans les autres communautés. En repensant à mon paternel, je mis instinctivement ma main en poche pour en sortir un bout de papier écrit de sa main.

« Une femme n’est jamais plus belle et forte que lorsqu’elle s’affranchit des règles censées ne s’appliquer qu’à elle »

Cette citation figurait en bonne place parmi toutes celles qui lui attirèrent les foudres d’ennemis plus impitoyables que toute la cour des Ducs réunie.

Contre toute attente, il n’y avait autour de moi que des chapeaux gris probablement assemblés dans la même fabrique. J’étais tout autant déçu de ne croiser que de classiques coiffures féminines sans la moindre fantaisie. J’interpellai alors Achille.

― Où donc sont passées les demoiselles riant des découpes audacieuses de leurs jupes ? Et où sont les hommes épuisés d’avoir peint toute la nuit des motifs improbables sur leur nouveau chapeau ? Cette rue est beaucoup trop calme ! Ont-ils tous perdu l’envie de nous éblouir ?
― Ce n’est plus dans les rues de Timos que tu croiseras des demoiselles aux longs cheveux bleus ou des jeunots aux interminables couvre-chefs.
― Pour quelle raison ? demandais-je dépité.

Il m’arrivait souvent de m’installer sur un banc quand je venais à Timos. Rien que pour admirer toutes ces confections plus extravagantes, poétiques et ravissantes les unes que les autres. Comment quelque chose d’aussi beau avait-il pu disparaître ? Voyant ma mine déconfite, mon ami essaya de m’éclairer.

― Cela a commencé à changer il y a deux ans. Certaines théories avaient été gravées dans des lieux publics et commençaient à se propager.
― Encore l’Ipaille ?
― Probablement, même si d’autres hypothèses circulent aussi. En tout cas, aucun Timosien n’a déclaré en être l’auteur.
― Qu’a-t-il bien pu écrire pour obliger les Aulots à changer leur façon de se vêtir ?
― Ces textes prétendent que l’apparence des gens révèle leur vraie personnalité. N’importe quelle tenue ou trace de maquillage est désormais un indice permettant d’identifier les complexés, les menteurs, les naïfs, les psychopathes, les arrivistes ou même les nymphomanes.
― Dans les villes que j’ai traversées, l’Ipaille ne se manifestait que de manière sporadique et il attaquait chaque fois un sujet différent. C’était largement suffisant pour abîmer une réputation individuelle, mais il y n’avait pas de quoi changer les habitudes de toute une communauté.
― Cela va beaucoup plus loin ici. Chaque semaine, de nouvelles informations étaient gravées sur les panneaux de la ville. Elles décortiquaient la signification d’un accessoire, d’un vêtement, d’un bijou ou d’une couleur. Même nos choix de parfum peuvent être analysés pour dévoiler nos penchants les plus secrets.
― Foutaises que tout cela. Comment peut-on accorder du crédit à de telles sottises ?
― Au début, les habitants ne prenaient pas ces articles très au sérieux. Cela alimentait le cancan, mais rien de bien méchant finalement. Mais depuis quelques semaines, certains Aulots particulièrement farfelus dans leur style vestimentaire sont devenus une cible de choix. Leurs portes sont régulièrement gravées de qualificatifs peu flatteurs tels que « violent », « obsédé » ou « profiteur».
― Les autorités ne peuvent quand même pas laisser ces calomnies se répandre jusqu’aux portes de nos maisons !
― C’est tout le contraire Ellimac. La police des Ducs prend ces informations très au sérieux surtout quand elles mentionnent « révolutionnaires » ou « agitateurs ». Beaucoup d’habitants ont été envoyés en prison ou sont étroitement surveillés quand de telles inscriptions ont été découvertes sur leurs portes.
― C’est donc pour cela que les gens s’habillent comme des Azoines ? demandais-je en pointant un couple dont l’homme était vêtu d’une tunique bleue et la femme d’une jupe grise assortie à un chemisier d’une blancheur irréprochable.
― Ne soit pas de mauvaise foi Ellimac. Les Azoines étaient aussi capables de fantaisies, même si tu sembles ne plus vouloir t’en souvenir. De toute façon, c’en est fini maintenant. À Timos, toutes les communautés ont revu leurs codes vestimentaires pour ne pas risquer d’interprétation malheureuse.
― Comment cela ?
― Ce matin, tu as revêtu un des blousons que je t’avais mis de côté. Tu as bien fait. Si tu avais conservé ton espèce de gros tricot, tu aurais été soupçonné d’être un potentiel fauteur de troubles.
― C’est un chandail dont la laine a été prélevée sur des moutons du Carsac ! C’est la plus douce qu’on puisse trouver ! répondis-je vexé par la description peu flatteuse d’un vêtement si confortable.
― Peut-être, mais actuellement, on peut lire sur les panneaux de la ville que porter des vêtements à mailles fines est un signe de stabilité et de respect. Les personnes choisissant des habits à grosses mailles sont particulièrement prédisposées à commettre des méfaits.
― Tu racontes n’importe quoi !
― Cela paraît absurde, poursuivit-il. Mais grâce à ses informations, la police a pu arrêter des cambrioleurs qui sévissaient dans la ville depuis des mois.

Achille m’inquiétait avec ce discours. Sans prétendre qu’il adhérait à ces spéculations fumeuses, il en parlait comme s’il s’agissait des Saintes Écritures. Je ne pouvais pas le laisser remporter ce débat.

― Pure embrouille! Ils ont sans doute arrêté des voleurs avant de raconter que tout individu portant un accoutrement similaire au leur était un malfaiteur.
― Peut-être ou peut-être pas, rétorqua-t-il. En attendant, mieux vaut pour toi suivre certaines recommandations. Tissu fin et couleur pastel sont à ce jour ta meilleure garantie de tranquillité.
― Tranquillité ? Ces tenues sont tellement blafardes qu’elles siéraient mieux aux morts.
― Admettons. En tout cas, des tons trop vifs signifieraient que tu aspires à des ambitions personnelles démesurées. Peut-être serais-tu même prêt à faire de grosses bêtises rien que pour attirer l’attention.
― Arrêtons cette discussion. Je n’en peux plus de t’entendre réciter des théories nébuleuses comme un stupide perroquet !
― Ah ah ah ! Tu as bien raison Ellimac ! Pas besoin de te voir bariolé tout en rouge pour comprendre que tu traverserais la terre entière pour satisfaire ta quête de reconnaissance !

Je compris alors qu’il se fichait à nouveau de moi. Il en avait aussi profité pour pointer quelques vérités que je n’aimais pas entendre. Cette fois, ce fut le sentiment de soulagement qui l’emporta sur l’orgueil.

― Ouf, tu m’as fait peur Achille. J’ai bien cru que cet ignoble oiseau t’avait ramolli le cerveau.
― Il te faudra encore attendre un peu avant de me retrouver avec le crane totalement cramoisi. Je ne voulais pas uniquement me moquer de toi, mais aussi te montrer comment réfléchit une partie de la population de Timos.
― Ce n’est pas uniquement la crainte des Ducs qui les poussent à adopter des couleurs aussi fades ?
― Non pas uniquement. C’est comme une maladie contagieuse. À force de publier les mêmes sornettes, beaucoup finissent par y croire et par convaincre les autres d’y adhérer aussi.
― Tu n’as jamais été tenté d’y croire ? demandai-je.
― Bien sûr que non ! Tous ces ouï-dire m’ont causé tellement de tort que je me sens maintenant immunisé. Ce n’est pas demain la veille que je croirai en les sottises découvertes chaque matin sur les murs de la ville ! Et Dieu merci, je ne suis pas le seul. Il y a toute une frange de la population qui agit à contre-courant des avis de l’Ipaille. Crois-moi, même la mode Aulot te semblera quelconque après avoir vu leurs accoutrements !
― Merci Achille ! C’est rassurant d’entendre cela.
― Il n’y a pas de quoi être rassuré Ellimac. Il est plus que temps de trouver un antidote pour tous ceux qui n’accordent plus le moindre intérêt à d’autres lectures que celles gravées sur la porte de leurs voisins.

De toute évidence, il ne m’avait raconté qu’une partie de ses mésaventures. Il se retournait sans cesse pour surveiller nos arrières et portait un regard soupçonneux vers toute personne s’approchant trop près de notre carriole. Nous étions pourtant dans un quartier Aulot. Je compris alors que d’autres angoisses avaient largement pris le pas sur notre rivalité ancestrale avec les Azoines.

Devant nous, un marchand Enit n’avait qu’un seul cheval pour tirer péniblement sa charrette. Elle était remplie de quelques beaux miroirs biseautés et de nombreuses statuettes finement ciselées. Aucune toile protectrice ne dissimulait sa marchandise et je percevais les impressionnantes figurines évoquant leurs trois dieux et leurs animaux légendaires. D’autres représentations étaient d’un réalisme très réussi. Il y avait notamment une énorme sculpture posée à l’arrière de la carriole et représentant une meute de loups prête à nous attaquer.

Voulant rejoindre le marché aussi vite que possible, je commençais à m’impatienter.

― Les Enits sont de fameux ébénistes, mais quelle lenteur lorsque vous conduisez un chariot !
― Je voudrais bien t’y voir ! répliqua-t-il vexé qu’on ose critiquer un des siens. Il n’a qu’un vieux cheval de trait pour trimballer toute sa marchandise. Il transporte même la cathédrale de Timos qu’il a sculptée sur un tronc d’arbre de septante kilos. C’est autre chose que quatre misérables malles poussées par deux juments en rut !

Nous échangeâmes des sourires complices après cette petite joute verbale. Rien de tel que nos fausses disputes pour se détendre.

― Tu sembles bien connaître l’artisan devant nous. Qui est-ce ?
― Quelqu’un qui pourrait susciter ton intérêt Ellimac.
― Je ne m’intéresse pas à toutes ces babioles, tu le sais bien. Inutile d’essayer de me convaincre, aucune de ces figurines ne rentrera dans ma charrette.

Tout gamin, je m’étais réveillé face à une monstrueuse statuette que mon collectionneur de père avait marchandée. Mi-humain, mi-animal, il me fallut de longues secondes pour réaliser que l’objet de ma frayeur n’était pas réel. À ma décharge, le travail raffiné du bois et sa teinte rosâtre apportaient un réalisme époustouflant à cette représentation d’un des démons les plus craints des Aulots.

Achille s’amusait à me suggérer de nouer contact avec le brillant artisan qui nous précédait.

― Je sais que tu n’as pas l’attrait de ton père pour l’art mon ami ! Mais n’as-tu jamais eu d’autres centres d’intérêt avec la communauté des Enits ?

Quand son regard exprimait une telle malice, c’est qu’il avait de quoi me faire fulminer une journée entière. Heureusement, je ne dus même pas répondre à sa devinette pour qu’il poursuive la discussion.

― Hier, tu semblais bien déçu que je n’aie plus aucun contact avec nos amis d’école. Tu tiens donc tellement à les revoir ?
― Oui, évidemment ! Mais je n’étais pas vraiment surpris par ta réponse. Après tout, chacun a fait sa vie et nos copains de classe ont sans doute quitté la région.
― Il n’est pas très difficile de deviner quelles personnes tu recherches en priorité. C’est pour cela que je t’invite à retenir le visage de ce vieil artisan.
― Si c’est un de nos anciens amis, il a dû rencontrer une sacrée matrone pour attraper de telles rides ! plaisantai-je tout en m’interrogeant sur l’identité du personnage.
― Pas une matrone Ellimac, une nièce dont il s’est longtemps occupé.

Me cœur se mit à battre la chamade et je n’ osais pas citer le nom auquel je pensais.

― Une fille que nous connaissions tous les deux ? De la communauté Enit ?
― Oui Ellimac. Cet homme est l’oncle de Loane.

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