Chapitre III

Au fur et à mesure que nous progressions vers la place, les ruelles se faisaient de plus en plus nombreuses et elles nous invitaient à nous enfoncer dans les vieux quartiers. Le visiteur attentif pouvait percevoir quelques vieilles bâtisses délabrées. Elles étaient dissimulées derrière les irréprochables façades de la principale artère.

― Ce soir, c’est là que nous irons prendre un verre, annonça Achille en pointant furtivement une allée fort animée.

Je pouvais percevoir le son de quelques violons endiablés. Il n’était pourtant que huit heures du matin.

― Ils jouent déjà de si bonne heure ? remarquais-je perplexe.
― Ce quartier est très particulier Ellimac. Une sorte de sanctuaire préservé des maux modernes. C’est pour cela que les gens y font la fête. Ceux que tu entends n’ont probablement pas encore fermé l’œil de la nuit.

Timos l’extravagante n’aurait donc pas tout perdu de sa réputation. S’il vivait encore, mon père n’aurait pas supporté que cette nouvelle me ravisse autant.

La carriole devant nous avait repris un peu d’avance sur mon attelage fatigué de toutes les routes parcourues depuis six mois. J’avais du mal à envisager la prise de contact avec l’oncle de Loane. Je devais non seulement espérer que la rancune des Enits contre mon père se soit estompée, mais surtout qu’il n’ait jamais eu vent des véritables raisons de notre séparation.

― Surtout ne l’aborde pas avant qu’il ait fini d’installer son échoppe, conseilla-t-il. Un Enit ne supporte pas qu’on vienne le perturber dans son travail.
― Bien noté Achille. S’il a le même caractère que toi, je ne lui dirai pas un mot avant la tombée de la nuit.
― Tu parviendrais à contrarier n’importe quel sourd avec tes sarcasmes. Attends au moins qu’il ait vendu quelques pièces. Tu pourras alors tenter de l’accoster.

Je trouvais cette proposition très raisonnable et j’acquiesçais de la tête.

La route s’élargissait progressivement et annonçait la fin du trajet. De tous les marchés que j’avais parcourus pendant des mois, celui de Timos se situait dans le cadre le plus somptueux. La place était entourée de prestigieux édifices dont l’emblématique Hôtel de Ville, magnifié par son beffroi et orné des symboles des trois communautés. Le chêne des Enits, la tulipe des Aulots et l’espadon des Azoines. Face à cet impressionnant témoin de l’unité du pays, la place offrait une vue dégagée sur toute la campagne environnante. Les autres bâtiments jouxtant la place étaient pour la plupart occupés par de puissantes corporations. La maison du commerce exhibait fièrement sa richesse par les multiples dorures tapissant sa façade baroque. Les notaires n’étaient pas en reste et venaient de rénover entièrement leur immense bâtiment d’inspiration gothique. Deux tours de garde avaient également été érigées pour surveiller au loin les corridors des montagnes toutes proches. Les sentinelles semblaient cependant bien plus préoccupées par les faits et gestes des habitants que par les risques d’invasion. Ces deux tours faisaient partie de ces étranges constructions dont on ne connaissait ni l’origine, ni les méthodes utilisées pour les construire. J’avais rencontré de brillants forgerons durant mon exil mais aucun n’était capable de construire d’aussi longues et solides armatures métalliques érigées à plus de vingt mètres de hauteur. Bien que les critères esthétiques ne semblaient pas avoir eu beaucoup d’importance pour leurs concepteurs, la solidité d’un ouvrage aussi léger était remarquable et l’absence de toute trace de corrosion demeurait également un mystère.

Il était temps de repérer notre emplacement situé près du grand hêtre trônant au milieu de la place. Après de multiples manœuvres pour contourner les échoppes en cours de montage, j’arrivais enfin à ma destination. À côté de moi, un couple de couturiers proposait quelques tenues de ville ainsi que des services de raccommodage. Vêtements et parfum, voilà une association gagnante. J’imaginais déjà une foule de personnes reniflant mes fioles le temps que leurs accrocs soient réparés. Par contre, le marchand de poulets qui se trouvait juste en face de mon étal me dérangeait. Il fallait croire que je ne supportais plus le moindre animal emplumé.

― Allons-y Achille. Après avoir monté la table, je n’aurai plus qu’à y déposer les flacons sur une nappe en soie. Je mettrai en évidence celles qui ont une forme d’amphore, elles attirent bien le regard !
― Très bien. Mais ne t’attends pas à une foule en extase. Tu croiseras surtout des promeneurs blasés d’avoir vu dix fois les mêmes produits.

Je fus surpris du renfort de publicité mis en avant par mes voisins. Le vendeur de volaille exhibait une large pancarte sur laquelle on pouvait lire « jamais un poulet n’aura tant remué vos papilles ».

Le couple de couturiers ne semblait pas plus modeste. Plusieurs parchemins collés sur de petites planches trahissaient leur arrogance. « l’inspiration divine pour sublimer votre élégance », pouvait-on lire sur l’une d’entre elles. Le ridicule de ces phrases pompeuses n’avait d’égal que leur rebutante calligraphie. Mal alignée et discontinue, cette écriture de pattes de mouche m’était pourtant familière.

― Ils auraient quand même pu rédiger leur texte plus lisiblement, lançai-je à Achille tel un instituteur sanctionnant le manque de soins de ses élèves.
― Ne t’y trompe pas Ellimac. Ils ont probablement payé une petite fortune pour obtenir de telles pièces.
― Comment ? Payer pour des gribouillis qu’on parvient à peine à déchiffrer ?
― Évidemment qu’ils ont payé ! Ces parchemins sont d’ailleurs très bien réalisés. À quelques détails près, on pourrait croire qu’ils sont l’oeuvre de l’Ipaille.
― C’est bien ce que je dis, une écriture si vilaine qu’elle donne la migraine !
― Tout le monde fait des efforts quand il s’agit de comprendre les messages de l’Ipaille. Et surtout, la plupart des gens ferait n’importe quoi pour qu’il nous décrive à notre avantage. As-tu remarqué tous les ateliers de gravures installés dans le bas de la ville ?
― Oui, cela m’a aussi interpellé. Surtout tous ces gros parchemins exposés sur leur devanture. Pourquoi les Timosiens reviennent-ils à ces vieilles techniques ? Des imprimeries modernes existaient déjà durant mon enfance et elles fonctionnaient très bien.
― Ah ah ah ! Tu n’y es pas du tout, s’esclaffa mon ami. Les Timosiens sont loin d’être nostalgiques des techniques d’antan. Au contraire, ils recherchent constamment à se distinguer de leur voisin et à montrer qu’ils ont déniché le nouvel objet à la mode. Fais le tour du marché, tu comprendras pourquoi tes petites bouteilles sont d’une banalité affligeante.
― Merci du compliment Achille. M’expliqueras-tu alors pourquoi tous ces ateliers reviennent à ces pratiques révolues ?
― Parce que c’est ainsi que procède l’Ipaille.
― N’importe quoi, rétorquai je, convaincu de disposer des dernières connaissances sur le volatile le plus mystérieux du continent. L’Ipaille grave à même le bois, il ne ressemble en rien à un moine copiste.
― Il a pourtant évolué Ellimac. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais dans les grandes villes, c’est aussi via des parchemins collés aux portes des maisons que l’Ipaille propage ses messages.

Cette nouvelle me laissait dubitatif. Je n’avais jamais entendu parler de l’Ipaille communiquant de la sorte.

― Supposons que tu ne sois pas en train de te payer ma tête. Pourquoi aurait-il changé sa technique et pourquoi uniquement dans les grandes villes ?
― Je n’en sais rien. Certains disent que l’Ipaille change parfois d’avis et qu’il cherche alors à modifier ses anciennes affirmations. Il lui arrive même de les supprimer entièrement.
― Ce serait une excellente nouvelle ! Qu’il fasse disparaître toute son infâme propagande et lui avec !
― Il n’y a pas longtemps, j’ai suivi une conversation étonnante dans un estaminet de la ville. Ils parlaient d’un orfèvre qui croulait sous les commandes depuis que l’Ipaille avait gravé un texte sur la porte en bois de sa boutique. Il avait écrit « ne rentre ici que le meilleur du précieux ». Le message était très flatteur, mais malheureusement, il fut une nuit recouvert par un parchemin. Durant trois jours, l’artisan a tenté de l’arracher, mais c’est la porte entière qu’il a fini par briser.
― Qu’était-il écrit sur ce parchemin ? Les propos devaient être particulièrement acerbes pour qu’il s’acharne ainsi.
― Il était simplement écrit « Joaillerie ».
― C’est plus sobre évidemment. Mais rien de bien choquant.
― Dans un petit village, les commerçants se seraient sans doute moins formalisés. Dans la capitale par contre, se faire rétrograder au grade de banal bijoutier peut être catastrophique. Surtout quand sa clientèle s’est transformée au fil du temps en une bande de m’as-tu-vu.
― Je commence à comprendre. Mais ne me fais pas croire qu’il n’y a aucun moyen de décoller un parchemin de l’Ipaille ?
― C’est pourtant la vérité ! Une fois apposés, ils semblent indécollables et inaltérables. J’ai vu un tas de personnes remplacer leur porte d’entrée, car c’est le seul moyen de se débarrasser des parchemins qui y étaient fixés. Seul l’Ipaille est capable de les retirer sans occasionner de dégâts. Il ne le fait qu’à son bon vouloir.
― De mieux en mieux. J’ai traversé des dizaines de patelins où l’Ipaille s’est déjà fait connaître, mais c’est la première fois que j’entends une chose pareille. Comment procède-t-il et qui rédige ces parchemins ?
― Je n’en sais rien te dis-je. On n’a jamais su d’où provenaient ses sources d’inspiration et ça n’a pas changé. Entre les illuminés persuadés que l’Ipaille représente la patte de Dieu et toutes les théories du complot que j’ai entendues, je n’ai qu’une seule conclusion: personne ne sait.

Mon compagnon était agacé de devoir avouer son ignorance. Quant à moi, j’étais déçu qu’aucune enquête n’ait abouti à plus de connaissances sur cet animal. J’allais bientôt pouvoir méditer sur les capacités infinies de l’homme à se laisser entraîner dans des comportements insensés.

― Le plus déconcertant, poursuivit Achille, c’est le changement d’attitude des habitants. Les murs sont maintenant remplis de propos attribués à l’Ipaille, mais la plupart ont été créés de toutes pièces par les Timosiens eux-mêmes.

J’étais stupéfait. Non seulement il fallait être prêt à subir à tout moment les allégations de cette satanée bestiole, mais voilà que les habitants contribuaient aussi à la multiplication des rumeurs.

― Malgré tout le mal que je pense de cet oiseau, ses messages se sont souvent révélés exacts, affirma-t-il. Les jeunes bourgeois Azoines utilisent le crédit de l’Ipaille pour soigner leur image. Ils ont été les premiers à vouloir reproduire ces parchemins.

« Timos, la capitale étourdie de la frivolité ». Jamais la phrase fétiche de mon père n’avait sonné si juste.

― Les premières imitations étaient assez grossières, mais comme tu as déjà pu t’en apercevoir, les opportunistes ne manquent pas ici. Ils ont bien compris tout le potentiel de ces parchemins. Les ateliers se sont rapidement multipliés et chacun rivalise d’imagination pour ressembler à l’Ipaille.
― Mais si tout le monde commence à publier n’importe quoi, quel crédit peut-on encore accorder à ses écrits ?
― Tu as raison Ellimac. Je pensais aussi que l’intérêt pour toutes ces balivernes allait vite disparaître. Les parchemins sont très difficiles à reproduire et il faut payer les meilleurs artisans au prix fort pour obtenir une imitation crédible. La plupart des pastiches sont de mauvaise qualité, mais pourtant, peu de gens prennent le temps de les examiner. Et comme ce n’est pas prêt de changer, les contrefaçons des parchemins de l’Ipaille ont encore de beaux jours devant eux.
― Quelle triste conclusion. De l’argent dépensé pour fabriquer des manuscrits qui ne servent qu’à soulager les narcissiques de Timos. Cette ville est lamentable.
― Pas qu’à soulager les narcissiques Ellimac. Il te suffit de regarder les commerçants autour de toi, ils utilisent tous de pâles répliques pour vanter leurs produits. Tout le monde sait que c’est pour la frime, mais finalement, il n’y a pas d’autre danger que de dépenser son argent à tort et à travers. La vrai problème est ailleurs, car d’autres ont bien compris que l’influence de l’Ipaille pourrait être exploitée davantage.

Je m’apprêtais à lui demander à quoi il faisait référence, mais notre conversation fut interrompue par une agréable voix féminine.

― Bonjour. Pourriez-vous nous dire ce que contiennent ces bouteilles ?

Je me retournai alors pour découvrir un élégant jeune couple. La demoiselle avait assorti sa longue robe beige à une ombrelle protégeant sa peau pâle des rayons du soleil. Son compagnon n’était pas plus grand qu’elle, mais solidement bâti sous son costume trois-pièces. On aurait dit des égéries de cette jeunesse citadine, éduquée, dynamique et tellement conforme à l’idéal de la bourgeoisie Azoine.

Achille tenait à garder la communication sous contrôle et c’est lui qui fut le plus prompt à répondre.

― Du parfum. Seulement du parfum, bafouilla-t-il.
― Seulement du parfum ? répéta la jeune femme. Vous avez une bien étrange façon de vanter vos produits.

Une demi-phrase avait suffi à jeter la suspicion. Je devais rapidement corriger le tir.

― Vous avez raison Mademoiselle, improvisai-je. Nous avons tellement de mal à servir tous nos clients que mon ami en vient presque à dénigrer notre marchandise.
― Allons donc ! Il y a au moins dix étals comme la vôtre aujourd’hui. Et vous craignez ne pas avoir assez de stock pour tous vos prétendus acheteurs ?

Elle se tourna alors vers celui que je supposais être son fiancé.

― Mon tendre ami, consentez-vous à ce que nous découvrions ses fragrances que le Tout-Timos semble s’arracher ?

L’homme donna son approbation d’un timide hochement de tête, mais à l’évidence, son avis n’avait été demandé que pour la forme. Même chez les Azoines, les hommes ne portent plus la culotte, concluais-je amusé. Un à un, j’ouvris une sélection de flacons sans liquide illicite. Après les avoir tous humés, la déception de la jeune femme était manifeste. J’étais prêt à recevoir ses premières critiques, mais c’est d’abord à son compagnon qu’elle s’adressa. Il la regardait attentivement, sans la moindre expression de tendresse.

― Erwoan, faites-moi plaisir. Allez donc vérifier si le tailleur a terminé la confection de vos nouvelles chemises. La file d’attente est déjà suffisamment longue et je ne veux pas y passer toute la matinée.
― Bien sûr, Gabrielle. J’y vais de suite.

Difficile de concevoir que le fiancé d’une si belle femme puisse avoir la conversation d’une porte de prison. Je ne les connaissais pas depuis dix minutes que déjà, je tentais d’imaginer leur vie au quotidien. Inconsciemment, je la comparais à l’hypothétique existence que Loane et moi aurions pu avoir si nous n’avions pas rompu.

― Bravo Messieurs ! ironisa la jeune Azoine. À ce jour, vous êtes sans doute les meilleurs comédiens que j’ai pu rencontrer sur ce marché.
― Comédiens nous ? Pas du tout Mademoiselle, s’offusqua Achille.
― Ne soyez pas si modeste. J’ai rarement vu une telle connivence. Vous avez presque réussi à me faire croire que vous aviez des parfums uniques et que seuls quelques privilégiés réussiraient à s’en procurer. Il faut oser quand on ne dispose que de fragrances tellement banales que même des Enits pourraient en acheter.

Ce genre de déclaration méprisante met systématiquement mon vieil ami hors de lui. Je devais intervenir avant qu’il n’ameute la foule qui commençait à déambuler autour de nous.

― Qui vous dit que nous n’avons rien d’exceptionnel à proposer ?

Achille me fusilla du regard comme si je venais de signer notre arrêt de mort. Cette jeunette m’intriguait et m’inspirait étrangement confiance. J’étais persuadé qu’elle n’éprouvait aucun dédain à notre égard, mais qu’elle avait délibérément choisi de nous provoquer pour nous tirer les vers du nez. Et à ce jeu, elle semblait très douée.

― Vous parlez sans doute de vêtements semblables aux vôtres ? ironisa-t-elle.
― Bien sûr que non. Vous voyez bien que nous n’avons aucun habit à vendre !

Ses propos étaient ajustés pour décontenancer son interlocuteur. J’allais rapidement m’en rendre compte à mes dépens.

― Pourtant, le plus remarquable que vous ayez à montrer sont les grossiers raccommodages de votre pantalon Monsieur.
― Mademoiselle, je ne vous permets pas, je ….
― Accoutré comme vous l’êtes, vous ne ferez jamais croire à qui que ce soit que vous possédez quelque chose de précieux. Quelle couturière a pu faire un travail aussi bâclé ?
― Vous êtes une digne représentante de la bourgeoisie de Timos vous ! rétorquai-je enfin. Si de malheureux accrocs vous suffisent à juger les gens, allez rejoindre votre ami et laissez-nous tranquilles. Vous pourrez poursuivre vos passionnantes enquêtes sur les délais de fabrication de votre tailleur !

Je m’attendais à ce que mon premier acheteur potentiel reparte offusqué, mais il n’en fut rien.

― Monsieur, je vous rappelle que c’est moi la cliente. C’est à vous de vous adapter, que mes commentaires vous plaisent ou non.
― Et si je vous disais que je n’ai pas forcément envie de faire affaire avec n’importe qui ?
― Je vous répondrais ne pas être n’importe qui.
― J’en doute. À Timos, il n’y a rien de plus commun qu’une Azoine trop gâtée. Je suppose que vos parents figurent en bonne place parmi les fonctionnaires grassement payés par les Ducs ?
― Pour quelqu’un qui prétend combattre les jugements hâtifs et superficiels, vous avez encore beaucoup de progrès à faire, rétorqua-t-elle. Certes, ma famille est Azoine, mais elle ne travaillera jamais pour les Ducs. Ni de près, ni de loin. Vous savez, il n’y a pas que les Aulots qui les méprisent.

La jeune dame s’amusait de la situation. Elle s’intéressait trop à moi pour penser que je n’avais que des parfums ordinaires à vendre.

― Comment savez-vous que je suis un Aulot ?
― « Masso » c’est bien un nom à consonance Aulot non ?

Elle pointa du doigt l’arrière de ma carriole où il était écrit « Parfums Masso ». J’héritais sans doute encore d’un résidu de la célébrité de mon père, mais je n’avais aucune envie d’expliquer la véritable origine de mon nom de famille.

― Ce nom n’a pas de consonance particulière, mais peu importe, bredouillais-je hésitant. Je suis en effet un Aulot.

Elle n’insista pas sur le sujet, mais ne me laissa pas tranquille pour autant.

― Vos femmes comptent parmi les meilleures repriseuses du pays. Vous êtes tombé sur la seule ne sachant pas coudre ?

À chaque pique, Achille sursautait et se demandait quand j’allais mettre un terme définitif à cette conversation. Il n’avait pas compris que les sarcasmes de la jeune femme n’étaient qu’un jeu auquel je me prêtais de plus en plus volontiers.

― Dans les montagnes du Carsac, il y a peu de couturières et il faut apprendre à se débrouiller seul.
― Oh ! Vous venez donc de si loin ? Mais alors ? Peut-être que vos cernes ne sont pas uniquement le résultat d’une nuit agitée dans le Triangle Doré.
― Le Triangle Doré ? Qu’est-ce encore que cela ?
― C’est le nom du quartier où nous irons prendre un verre ce soir, intervint Achille.

La jeune femme sembla surprise par cette méconnaissance. Elle s’adressa alors à mon ancien camarade de classe.

― Apparemment, votre ami ignore pourquoi vous avez choisi un endroit si peu engageant pour vous détendre. Vous lui en réservez la surprise ?

Ce dernier commentaire embarrassa mon compagnon au point d’à nouveau le faire rougir. La grande brune venait de trouver en Achille une nouvelle source d’amusement et elle n’allait pas se priver.

― Ah ah ah ! Ne soyez pas si gêné. Quand le marché sera terminé, vous serez loin d’être les seuls à vous réfugier dans cet endroit. Qui sait ? Peut-être aurons-nous la chance de nous y recroiser.
― Vous ? Mais les Azoines détestent ce lieu, s’écria Achille. On dit même que vous comptez y détruire les anciennes maisons. C’est toute l’histoire de ce quartier qui risque de disparaître à cause de votre orgueil ! Est-il vrai que les Ducs comptent y construire un musée pour exposer toutes les œuvres qui ruinent notre ville ?
― Je ne suis en rien une représentante des décideurs de Timos. Et cessez de penser que les opinions des Azoines se limitent aux colportages des autorités. Il y a aussi parmi nous de farouches opposants !
― J’ai en effet connaissance qu’en signe de contestation, quelques Azoines se sont installés dans les quartiers du bas de la ville. En faites-vous partie, Mademoiselle ? demanda Achille d’un ton ironique.
― Non, j’habite à quelques pas d’ici.
― Seuls les proches du pouvoir peuvent se permettre un logement à proximité de cette place. Vos parents dirigent-ils un des ministères ?
― Mes parents n’habitent pas Timos. Je vous l’ai déjà dit, ils ne sont liés d’aucune manière avec le pouvoir. J’habite ici avec mon fiancé.
― C’est encore pire, renchérit-il. Vous avez choisi de faire partie de la clique des Ducs, alors que  votre famille vous en avait préservé.

La jeune femme ne riait plus. Achille était décidément passé maître dans la joute verbale. C’est du moins ce que je crus un court instant.

― Monsieur Agdouil, je rencontre chaque jour des individus remplis de certitudes. Ils jugent rarement utile de s’intéresser réellement à ceux qu’ils pointent du doigt. Êtes-vous ce type de personne ? Ou avez-vous simplement intérêt à ce que nos différentes communautés restent repliées sur leurs préjugés ?
― Quel culot ! Il y a quelques instants, vous insultiez les Enits et maintenant, vous osez me traiter d’intolérant. Alors que j’aide un Aulot à faire du commerce à Timos ! Et d’abord, comment connaissez-vous mon nom ? Il n’est écrit nulle part !
― Je vous connais depuis des années et je ne cherchais qu’à vous faire réagir Achille. Vous souvenez-vous de cet Azoine aux cheveux gris qui vous achetait chaque semaine un tonneau entier de votre cervoise ?

Quelques longues secondes furent nécessaires avant que mon compagnon ne reprenne la parole. La veille, il m’avait longuement parlé des dérives obscurantistes des Azoines. Peut-être était-il en train de réaliser qu’il avait emprunté la même voie sectaire que celle qu’il prétendait combattre.

― Bien sûr que je m’en souviens, se reprit-il. Après les diffamations de l’Ipaille, il a été un des rares à continuer à m’acheter secrètement ma cervoise. Je ne savais pas qu’il était Azoine. C’était donc votre père ?
― Non pas du tout ! répondit la jeune femme. Mon père se méfie de tout le monde. Vous auriez eu toutes les peines du monde à lui vendre quoi que ce soit.

Cette réponse me rappela de pénibles moments de solitude passés dans les campagnes d’Esabal. La méfiance n’était pas le monopole des Azoines. Parfois, je vendais si peu que même me procurer de la nourriture était compliqué. Seuls les Aulots se montraient curieux, mais ceux qui voulaient bien m’acheter des parfums avaient trop peu de moyens pour s’offrir ma version interdite. Aujourd’hui, j’entrevoyais une chance d’entamer mon stock de fragrances au figusia. S’ils étaient prêts à prendre le risque d’acheter de la cervoise prétendue contaminée, pourquoi n’achèteraient-ils pas mon parfum interdit ?

― Votre meilleur client n’était autre que le père d’Erwoan, mon fiancé, nous révéla-t-elle. Il a non seulement hérité des convictions de son père, mais aussi de sa discrétion. Je vous demanderai donc de cesser de l’observer comme s’il s’agissait d’un espion à la solde des Ducs.
― Jamais nous ne nous permettrions de porter un tel jugement sur votre compagnon, répondis-je. Il nous semble au contraire bien sympathique.

Plein d’espoir après avoir disculpé le couple de tout lien avec les autorités, je voulais m’attirer les faveurs de la jeune femme.

― Arrêtez vos boniments, Monsieur Masso. Si vous en faites trop, j’en déduirai que vous êtes aux abois et que vous céderez votre marchandise pour une bouchée de pain.

C’était raté. Mon ton mielleux n’avait réussi qu’à la crisper.

― Aux abois, moi ? m’indignais-je, feignant d’être offensé.
― Écoutez, je vais aller droit au but. On ne trouve pas de fioles en forme d’amphore à Esabal et je pense donc que vous les avez acquises en Guimonde. Je crois aussi que vous n’avez pas parcouru toute cette route pour les remplir de parfums aussi médiocres.
― Libres à vous de ne pas les aimer, intervint Achille. Nous trouverons facilement d’autres Timosiens plus réceptifs à la qualité de nos produits.
― Ah oui ? À qui espérez-vous vendre le figusia que vous cachez dans vos coffres ? Si vous pensez que les Aulots et les Enits sont plus dignes de confiance que les Azoines, je vous conseille de réviser rapidement votre jugement. Certes, vous avez pu tromper la vigilance des gardes de l’entrée de la ville, mais ils n’avaient de fin que leur odorat. Vous respirez l’angoisse et l’épuisement Monsieur Masso. Dans cet endroit, je ne vous donne pas une heure avant que des promeneurs fidèles aux Ducs ne comprennent vos réelles intentions.

Tandis que je restais silencieux, Achille se lança dans le plaidoyer classique de l’individu choqué de se retrouver au banc des accusés.

― C’est de la diffamation. Comment osez-vous proférer de tels propos injurieux ?

Malgré la ferveur qu’il essayait d’imprégner dans sa voix, son manque de sincérité ne trompa personne, à commencer par Erwoan qui était revenu bredouille de chez son tailleur.

― Nous ne sommes pas ici pour vous dénoncer, mais pour vous en acheter, dit-il d’un ton décidé. Cela fait trop longtemps que nous traînons à votre échoppe et cela va finir par éveiller les soupçons. Fixons-nous rendez-vous ce soir dans le Triangle Doré et prenez toutes les fioles au figusia dont vous disposez. Je vous les achète cinquante deniers pièce.

Cinquante deniers, c’était bien peu par rapport à ce que j’espérais. J’hésitais sur le prix tandis que mon ami n’entendait toujours pas avouer l’évidence.

― Inutile de fixer un rendez-vous, tout ce que nous avons à vendre se trouve devant vous, s’entêtait-il à faire croire.
― Arrête Achille, lui rétorquai-je. Ils ne sont pas dupes et s’ils avaient voulu nous dénoncer, nous aurions déjà été arrêtés. Monsieur Erwoan, supposez qu’il me reste quarante fioles spéciales et que j’en demande quatre-vingt deniers pièces, que me répondriez-vous ?
― Je vous répondrais que je n’irai pas plus haut que deux mille pour le tout. C’est une bien belle somme et il n’est pas bon d’être trop gourmand par les temps qui courent. Imaginez que l’Ipaille découvre ce que vous transportez. Il ne manquera pas de le faire savoir et la justice n’aura alors pas d’autre choix que de vous donner une sentence exemplaire. Savez-vous que la peine de mort par pendaison a été réintroduite à Esabal ?

J’étais au courant des lourdes peines d’emprisonnement liées à la possession de figusia, mais pas de châtiments aussi radicaux. Mon interlocuteur me donna l’impression de vouloir m’intimider pour que je lui cède mes produits à bon prix. Il est vrai que la peur me tenaillait depuis des mois et je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un me propose de racheter toute ma cargaison.

― Supposons qu’elles existent, qu’allez-vous faire de toutes ces bouteilles ? demanda Achille inquiet de préserver ses arrières. J’ai entendu dire que deux gouttes suffisent pour procurer un sentiment d’extase inégalable.
― Je les revendrai tout comme mon père revendait votre cervoise pour financer notre organisation, répondit Erwoan. J’ai repris son flambeau, mais nous manquons cruellement d’argent. Ce figusia pourrait nous donner le coup de pouce dont nous avons besoin.
― Garder à Timos une telle quantité de figusia est très dangereux. Vous disiez vous-même qu’il serait dramatique que l’Ipaille découvre son existence.
― C’est un risque à prendre. Nous essayons de rester le plus discret possible pour éviter que l’Ipaille ne s’intéresse à nous. Mon père m’a enseigné les codes de la suffisance bourgeoise et je les joue à merveille.
― Je veux bien vous croire, répondit Achille. Votre père avait l’art de me regarder de haut quand il m’achetait ma « bibine de campagne ». Il aura fallu que je sois aux bords de la ruine pour que je découvre son empathie.
― Il est temps de conclure, intervint Gabrielle. Deux mille cinq cent deniers, c’est notre dernier prix.
― C’est d’accord ! répondit mon acolyte qui voulait en finir avant que d’autres couples ne s’intéressent à notre étal.
― Je vous conseille de ranger les amphores qui trahissent votre séjour en Guimonde, continua-t-elle. Si vous voulez vous faire passer pour un banal vendeur, mettez au moins toutes les chances de votre côté.
― Entendu, répondis-je. On n’a pas d’autre choix que de vous faire confiance et nous viendrons au rendez-vous. Mais vous, qui vous dit que vous n’êtes pas tombés dans un piège tendu par des espions à la solde des Ducs ?
― En effet, peut-être sommes-nous trop naïfs, ironisa Gabrielle. Toutefois, nous connaissons Achille et il doit beaucoup tenir à vous pour vous avoir suivi jusqu’ici. Sinon, sachez que vous êtes loin d’être un inconnu, Monsieur Masso. Vos faits d’armes en Guimonde nous sont revenus et ne croyez pas que l’Ipaille y soit pour quelque chose.
― Que voulez-vous dire ? Qui vous a parlé de moi ?
― Je vous l’ai déjà dit, il est temps de nous en aller. À ce soir Messieurs.

Le couple s’éloigna alors dans une foule hétéroclite de plus en plus dense. Je trouvais inquiétant qu’ils aient si facilement deviné la présence d’essences de plantes interdites. Le figusia de contrebande provenait essentiellement de Guimonde et la fabrication de minuscules bouteilles aux formes particulières était aussi une spécialité de cette région. Mais la possession de petites amphores faisait-elle de moi un trafiquant en puissance ? Et quelle était cette organisation qui semblait tout savoir de moi ? Même si j’étais satisfait d’avoir une solution pour me débarrasser de ce bien pesant, j’étais dorénavant encore plus angoissé. Je compris que la moindre singularité pouvait me compromettre. Pendant que je ruminais, mon compère avait déjà rangé  la marchandise exposée sur la table pour la remplacer par des fioles aux courbes les plus simples.

― Quand le marché sera terminé, il vaudrait mieux qu’on rentre directement chez nous, conseilla-t-il. Ce rendez-vous ne me dit rien qui vaille.
― Je te comprends, mais s’ils sont réellement prêts à m’acheter toute ma réserve, je crois qu’il faut prendre le risque. Je serai enfin libéré de toutes les contraintes de cette cargaison et je pourrai alors regagner un temps précieux.
― Ah oui ? Tu as le projet d’enfin me rembourser toutes les cervoises commandées sur mon compte ?

Quand nous fûmes en âge de nous rendre dans les bistrots de Coldore, les tenanciers proposaient à leurs clients de s’échanger leurs ardoises en fin de soirée. Cet usage leur permettait d’augmenter sensiblement leur chiffre d’affaires. Pour éviter de nous sentir lésés l’un par rapport à l’autre, Achille et moi buvions plus que de raison et la plupart des autres clients en faisaient autant.

Fidèle à lui-même, Tertu ne se laissait pas influencer par ces incitations. Il payait toujours sa cervoise de sa poche. Mon meilleur ami me manquait et pas seulement parce qu’il était le seul à pouvoir nous raconter nos fins de soirée. Il m’ouvrait les yeux sur la réalité du monde et les pratiques douteuses des cafetiers en étaient un parfait exemple.

« Sous leurs airs amicaux, ils sont beaucoup plus malins que tu ne le penses Ellimac. Ils te font d’abord passer pour un vilain égoïste si tu n’es pas prêt à effacer l’ardoise d’un autre. Et ensuite, tu passes pour un couillon si tu dois payer plus que lui. Tu n’as donc plus d’autre choix que de boire jusqu’à ce que ton portefeuille ou ton estomac ne le permettent plus. Et ce n’est qu’un début Ellimac. Si tu n’y prends pas garde, tu te sentiras obligé d’acheter une multitude de choses dont tu n’as pas besoin ».

Croyait-il si bien dire ? Pour relancer l’économie exsangue après la guerre contre la Guimonde, des commerçants avaient été envoyés aux quatre coins du Grand Continent. Et le succès de cette démarche fut inespéré. Leur force de persuasion avait été si grande que la ville avait retrouvé en un temps record son statut de puissance commerciale de premier plan.

En me taquinant sur de supposées dettes à son égard, mon ami voulait détendre l’atmosphère avant d’affronter les Timosiens. Ils étaient réputés comme les clients les plus acerbes du Duché. Je ne me fis donc pas prier pour poursuivre notre séance de relaxation toute personnelle.

― Essayons d’être aussi efficaces que tous les cafetiers qui nous ont plumés ! Nous ne sommes pas des commerçants diplômés, mais nous avons bien roulé notre bosse !
― Oh ! Ne sois pas complexé par ces marchands vaniteux. Ceux qui n’ont pas compris les bouleversements amenés par l’Ipaille perdront chaque jour plus d’argent. Les Ducs l’ont d’ailleurs bien compris. Leurs conseillers ont été sommés de rechercher des solutions pour mieux protéger l’économie du Duché.
― Les Ducs craignent donc aussi l’influence de cette créature ? demandais-je étonné. Eux qui ont toujours prétendu se situer au-dessus des colportages et des rumeurs !
― Tu as décidément passé trop de temps dans les campagnes Ellimac. Il y a trois semaines, l’Ipaille a écrit que des pêcheurs avaient infecté accidentellement nos zones maritimes. Sans doute cela te rappelle-t-il quelque chose ?
― Les mêmes attaques, mais cette fois dirigées contre la flotte de pêche d’Esabal. Autant dire contre les Ducs.
― En effet et crois-moi, ils ont de quoi être inquiets. La rumeur s’est propagée à une vitesse fulgurante jusqu’au Royaume de Tisol. Même l’Empereur d’Eldoï a eu vent de la nouvelle. J’ai ouï dire que ces deux pays venaient d’interdire toute importation de notre poisson.
― Je plains les pêcheurs, même si ce sont en majorité des Azoines.
― Il n’y a pas qu’eux qui vont ressentir les effets de cette mise en quarantaine. Nous allons tous en ressentir les conséquences.
― Pourquoi donc ? À ce que je sache, il n’y a pas de canne à pêche dans ta chaumière, ironisais-je. Aucun Azoine n’a souffert de tes déboires à l’époque. Pourquoi devrait-on subir les conséquences d’un problème qui ne nous concerne pas ?
― Les Azoines de la capitale vont devoir aider leurs familles installées sur la côte et ils auront immanquablement moins d’argent à dépenser. Le plus inquiétant, ce sont les nouvelles taxes que prépare l’administration pour compenser le manque à gagner des exportations.
― Ce serait irresponsable de faire ça ! Même le plus petit artisan du plus minuscule hameau d’Esabal croule déjà sous les impôts. Les Ducs sont aussi aveugles que les Comtes de Guimonde. Eux aussi lèvent des taxes sur tout et n’importe quoi. La révolte gronde là bas et Esabal est en train de suivre le même chemin !
― Cela paraît insensé, mais les Ducs n’ont jamais eu un tempérament suicidaire. Ils semblent avoir besoin d’énormes sommes d’argent et mes amis tentent toujours de savoir pourquoi. Ces derniers temps, les Ducs ont pourtant nettement freiné leur frénésie d’œuvres d’art achetées à prix d’or.
― Des amis ? Tu as des amis toi ?

Achille ne se formalisa pas et resta très vague.

― C’est ainsi que j’appelle ceux qui sont restés au pays et qui résistent encore à la dictature des Ducs. Peut-être l’as-tu oublié, mais nous avons dû nous débrouiller seuls après que certains nous aient laissé tomber.

Ce n’était pas la première fois qu’il me faisait sentir toute son amertume. Cette fois, je l’avais bien cherché en me moquant de son manque de sociabilité. J’avais décidé de ne pas broncher et de reporter à plus tard une discussion difficile mais inévitable. Ce n’était ni le lieu, ni le moment de justifier ma fuite en Guimonde.

Voyant mon embarras, il continua sur un ton moins belliqueux.

― Ce soir, nous les rencontrerons au Triangle Doré. À moins que tu ne t’affiches avec ta nouvelle copine Azoine. Ils ne sont pas du genre à se pavaner avec les bourgeoises du haut de la ville, fussent-elles jeunes et jolies.
― Ce n’est pas ma copine Achille. Et il faudra bien que je la revoie pour me débarrasser de ma marchandise.
― Et surtout te faire une belle somme d’argent. Tu dois en avoir drôlement besoin pour prendre de tels risques. T’es-tu à ce point endetté ?
― Je cherche simplement la meilleure opportunité de vendre mon figusia et le plus vite sera le mieux.

Je n’avais pas répondu à la question d’Achille, mais il n’insista pas.

― Et bien, essayons au moins d’être crédibles dans notre rôle de marchand même si nous n’avons plus rien d’original à vendre.

Les promeneurs étaient maintenant nombreux et certains s’étaient approchés pour examiner nos produits. La jeunesse contestatrice s’affichait avec des habits aux couleurs très vives et elle dénonçait ainsi à sa manière les inepties véhiculées par l’Ipaille. Cette protestation s’était également étendue aux femmes Azoines. Elles étaient de plus en plus nombreuses à abandonner la traditionnelle longue robe claire et serrée au niveau du buste. Même pour un sujet aussi futile, l’Ipaille avait réussi à radicaliser les opinions de la population. Pour les uns, s’habiller suivant les normes véhiculées par l’Ipaille était vécu comme une résignation. Pour les autres, la moindre excentricité faisait de vous un personnage définitivement infréquentable. 

Ne cherchant plus acquéreur pour le figusia, mes ambitions de vente étaient devenues limitées, car je n’avais plus rien pour me distinguer de la concurrence. De n’avoir sélectionné que les fragrances les plus communes, mon étal dégageait pourtant une ambiance particulière. Elle rappelait l’époque où les habitants concevaient eux-mêmes leur parfum à partir des quelques plantes cueillies dans leur jardin. Je n’en avais pas conscience jusqu’à ce qu’une vieille dame se présente devant moi.

― Cette odeur me rappelle le muguet que je cueillais avec ma sœur. Nous l’écrasions entre nos mains avant de nous préparer pour le bal. Je prendrai deux de ces petites bouteilles s’il vous plaît.

Il n’en fallut pas plus pour qu’un jeune couple m’achète à son tour deux fioles, amusé par l’idée de faire renaître des parfums désuets. Beau concours de circonstances me disais-je, mais les suites de la nostalgie de la vieille dame ne s’arrêtèrent pas là.

Achille m’expliqua qu’à l’époque où il venait encore au marché de Timos, certains commerçants utilisaient déjà des parchemins. Moyennant monnaie sonnante et trébuchante, ils pouvaient les accrocher à un grand mur bien en vue à l’entrée de la place. Ce placement devait être rentable, car avant que l’Ipaille ne mette ses affaires à mal,  mon acolyte avait lui-même envisagé de commander un manuscrit 

Achille s’absenta quelques instants pour se rendre au mur des publicités. Très fréquenté jadis, peu de monde se pressait pour lire les dernières nouveautés. Les promeneurs n’étaient pourtant pas loin. La plupart étaient en train de lire les nombreux panneaux cloués sur la prestigieuse maison voisine. Elle était longue de vingt mètres et reconnaissable entre toutes grâce à ses magnifiques vitraux. Apparemment, son mystérieux propriétaire ne voyait pas d’un bon œil les publicités toutes proches. Les rumeurs prétendaient qu’il ne supportait pas que son voisin s’enrichisse en favorisant la diffusion de slogans douteux. C’est ainsi qu’il eut l’idée saugrenue de proposer aux habitants de rédiger eux-mêmes un avis sur leurs achats. Ils étaient ensuite accrochés au mur de sa propre maison pour contrebalancer le matraquage des commerçants. Même si les premiers avis n’intéressèrent personne, ils attirèrent plus d’attention au fur et à mesure que leur nombre augmentait. Aujourd’hui, leur impact a largement dépassé celui du mur des publicités. Dans cette ville où rien n’est gratuit, il était peu probable que l’aristocrate doré cherchait uniquement à contrarier son voisin. C’était ainsi qu’on surnommait cet étrange personnage si discret qu’il fallait attendre la nuit pour l’entrevoir. La lumière des lampes à huile permettait parfois de deviner sa silhouette derrière les vitraux aux magnifiques reflets multicolores.

Quand je vis Achille revenir à grands pas vers mon étal, je compris à son sourire qu’il avait une bonne nouvelle à m’annoncer.

― Félicitations Ellimac. En moins de cinq minutes, deux personnes ont pris la peine de rédiger un avis sur tes parfums. On y cite « la douce sensation de nostalgie apportée par des odeurs simples et authentiques ». Tu ne vas pas tarder à te faire assaillir par les femmes mûres en quête de souvenirs de jeunesse. Avec un peu de chance, tu auras aussi droit aux célibataires curieuses de découvrir tous les autres talents d’un si brillant parfumeur.

Achille semblait projeter sur moi un vif besoin de rencontrer la gent féminine. J’en déduisis que la mère de Malda n’habitait plus la maison familiale depuis un bon moment.

Je ne voyais pas en quoi les avis de deux personnes allaient bouleverser mes ventes et je lui fis part de mon scepticisme.

― Si c’était aussi simple, j’irais publier moi-même des déclarations flatteuses.
― Je te le déconseille Ellimac. Rédiger un avis est gratuit, mais il doit être basé sur un véritable achat. Crois-moi, le montant des amendes est plus que dissuasif ! De plus, l’aristocrate doré tient à la crédibilité de son mur. Il paraît qu’il emploie une dizaine de personnes pour vérifier l’authenticité des avis.
― À ce rythme, il va dilapider toute sa fortune !
― C’est ce qu’il risque, en effet. Pour moi, c’est un farfelu qui se retrouvera bientôt à la rue.

Comme prédit par mon nouvel associé, mes fioles se vendirent comme des petits pains. La vieille dame s’était révélée ma meilleure alliée pour écouler ma marchandise. La chance semblait enfin avec moi et j’essayais d’apprécier cette consécration aussi inopinée qu’éphémère.

D’autres marchands s’étaient approchés pour tenter de comprendre la raison de mon succès. Je surpris la conversation de l’un d’entre eux pensant que l’absence de parchemin sur mon étal avait contribué à l’impression d’authenticité. J’avais la désagréable conviction qu’ils préparaient déjà leur contre-offensive, mais qu’à cela ne tienne, je n’avais pas l’intention de m’éterniser à Timos.

À quelques dizaines de mètres, je pouvais entrapercevoir l’oncle de Loane qui semblait fort agité. Je décidai de prendre mon courage à deux mains et d’aller à sa rencontre. Après avoir prévenu Achille que je lui confiais momentanément mon échoppe, je me rendis d’abord au « mur des avis » pour repérer ce qu’on disait de lui. À mon grand étonnement, je ne trouvai rien, strictement rien. Mon vieux camarade m’avait pourtant confirmé qu’il vendait ses sculptures depuis des années.

Une négociation houleuse était en cours quand j’arrivai à son étal.

― Soixante deniers, c’est pourtant un excellent prix ! Tu sais que tu ne pourras pas en obtenir plus.
― Pas question de le laisser partir en dessous de cent deniers ! s’écria l’oncle de Loane. Il m’a fallu trois semaines pour sculpter cet oiseau. Sans compter toutes les nuits blanches avant d’avoir pu l’observer.
― Peut-être, mais à part de généreux mécènes tels que moi, plus personne n’a de l’argent à dépenser pour des bouts de bois.

Le ricanement du prétendu bienfaiteur ne m’était pas inconnu. Son visage bouffi affichait une suffisance affligeante. Il était assurément riche et tenait à ce que ce soit perceptible à des kilomètres à la ronde, quitte à devenir une référence incontournable du mauvais goût. De longues plumes d’aigle traversaient son énorme chapeau tandis que chaque main était garnie d’imposantes bagues en or. La sobriété de sa tunique ne servait qu’à faire mieux ressortir un gros collier rutilant et une ceinture garnie de pierres précieuses. Habillé d’un tel magot, je gageais que cet ignoble personnage ne quittait jamais les quartiers bien gardés du haut de la ville. À moins qu’il ne dispose de ses propres vigiles. Achille m’avait en effet averti d’une forte augmentation du nombre de gardes privées au service des nantis de la capitale. L’insécurité croissante dans les grandes villes justifiait leur présence, mais certaines milices étaient devenues tellement puissantes qu’elles concurrençaient l’autorité de la police.

Alors que l’antipathique bourgeois s’attendait à réaliser la transaction à bon compte, je décidai d’intervenir.

― Cette sculpture est en effet particulièrement bien réalisée. Je vous en donne cent cinquante deniers.

L’éclat de la dent en or du vilain personnage disparut au fur et à mesure que son visage se ferma. Il me regarda avec une méchanceté peu commune. C’est à ce moment que je compris à qui j’avais affaire. Lui fut beaucoup plus prompt à me reconnaître.

― Ellimac Masso. Je ne m’attendais pas à une telle rencontre. Que fais-tu ici ? Je te croyais définitivement parti en Guimonde. Tu as donc osé quitter ce refuge de ratés et de lâches ?
― Silfrid Mélopès. Quelles victoires as-tu obtenues pour t’appareiller de la sorte ? Aurais-tu enfin progressé à l’aigleton ?
― À peine nous retrouvons-nous et te voilà déjà en train d’interférer avec mes affaires. Passe ton chemin si tu ne veux pas revivre la même expérience qu’il y a vingt ans.
― Serais-tu en train d’avouer être à l’origine des intimidations vécues par ma famille ?
― Ah ah ah ! Encore ce pauvre naïf tentant vainement de démontrer sa théorie du complot ! Et dire que ton père rêvait que tu deviennes avocat. Au fait, comment va-t-il ton cher paternel ?
― Il est mort il y a cinq ans.
― Oh mon Dieu ! Ah mais oui, on m’a rapporté qu’il était décédé peu de temps après s’être brouillé avec son fils. Quelle tristesse ! Lui qui aimait tellement Esabal. Mourir loin de chez soi et seul, si ce n’est pas malheureux.

Silfrid était resté fidèle à lui-même, méchant, terriblement méchant. Il avait encore réussi à parfaire ses compétences en la matière. Heureusement, sa prise de poids avait tendance à l’essouffler et j’en profitai pour reprendre la parole.

― Tu es bien mal informé, mais sans doute as-tu à nouveau mal rétribué tes espions. Quand j’ai su qu’il était gravement malade, je suis revenu aux côtés de mon père. Contrairement à ton frère, il est mort paisiblement.
― Qui t’a informé du décès de mon frère ?
― Qui ne le serait pas ? Et je sais également que tu as été acquitté. Il était presque aussi ignoble que toi, mais fallait-il qu’il meure pour que tu puisses ressembler à une bijouterie ?
― Tu l’as dit toi même, j'ai été acquitté. Fais attention à ce que tu insinues. J’ai poursuivi tous ceux qui ont prétendu que j’étais le meurtrier. Et je n’hésiterai pas une seconde à t’envoyer devant les tribunaux si tu m’en donnes l’occasion.
― Je ne te laisserai pas ce plaisir. Je constate simplement que tu ne devras plus t’inquiéter du partage des terres familiales. Pour le reste, à moins que tu ne revoies ton offre, j’aimerais m’entretenir avec monsieur pour conclure mon affaire.
― Cent cinquante deniers pour un bout de bois. Si un artisan avait osé m’annoncer un tel chiffre, je l’aurais fait fouetter pour escroquerie. Mais puisque tu sembles prendre plaisir à te faire dépouiller, je ne vais pas te priver.
― Je reconnais bien là ta générosité légendaire.
― Tu ferais bien de te méfier Ellimac. Même si les Ducs ont amnistié tous les traîtres revenus de Guimonde, je suis certain qu’il subsiste de bonnes raisons de t’envoyer au cachot. Je te connais, tu n’es pas revenu ici pour cultiver des betteraves.
― Merci pour tes conseils Silgfrid, mais je souhaiterais maintenant m’occuper de mon bout de bois, répondis-je sèchement.
― À bientôt Ellimac. À très bientôt.

Silfrid Melopès s’éloigna. Je remarquai alors la présence de quatre hommes attentifs à tous mes faits et gestes. Je risquais d’être mis sous leur surveillance et j’en tirais une conclusion évidente. Il me fallait régler mes affaires le plus rapidement possible et quitter la ville.

L’oncle de Loane avait tout entendu de ma conversation avec Silfrid Mélopès. La sculpture convoitée représentait l’Ipaille tel que l’artisan l’imaginait. De solides pattes jaunes, un long corps fin recouvert de plumes brunes et surtout un bec rouge disproportionné. Je n’en avais jamais vu en vrai et je ne savais pas si cette sculpture était une représentation réaliste de l’animal ou le résultat de l’imagination de son créateur. Quoi qu’il en soit, la finesse de l’objet témoignait sans conteste du talent de l’artiste.

― Vous avez fait là un travail magnifique Monsieur. Je vous en félicite.
― Ne vous fatiguez pas. Pour proposer une telle somme, il faut être un collectionneur invétéré ou un lamentable ignorant. Et je crois que vous n’êtes ni l’un, ni l’autre.
― Qu’entendez-vous par là ?
― Que vous n’en avez rien à faire de cette sculpture. Si vous voulez obtenir des informations, vous allez d’abord devoir jouer franc jeu avec moi. On pourrait vous prendre pour un serviteur de la cour de Tisol avec vos fausses flatteries.

C’était la deuxième fois aujourd’hui que je passais pour un lèche-botte. Il était temps pour moi de remettre en cause mes techniques de persuasion.

― Vous avez raison. Je suis Ellimac Masso et j’ai connu quelqu’un de votre famille. Je suis revenu à Timos car je voudrais la revoir.
― Ma famille ? Vous divaguez ! Il n’y a plus que moi qui vive encore dans cette ville.
― C’est pourtant la vérité. Il s’agit de votre nièce, Loane.

Un long silence s’installa après l’évocation de ce prénom. J’attendais fébrilement que l’artisan se décide enfin à réagir.

― Je la considérais comme mon propre enfant, mais elle ne vit plus ici, finit-il par répondre. Elle s’est enfuie après avoir été soupçonnée de faire partie d’un groupe de dangereux rebelles. Elle s’était laissé entraîner par son compagnon de l’époque, un couard qui n’a pas hésité à l’abandonner quand ça a mal tourné pour lui. Elle n’a pas eu d’autre choix que de rejoindre les Enits des montagnes du Carsac, mais elle est innocente. Je l’ai déjà répété maintes fois à vos collègues.
― Mes collègues ? De qui diable parlez-vous ?
― Vous répéterez aux autorités que je ne l’ai jamais revue et qu’il ne sert à rien de vous acharner à la poursuivre. Dans les hautes montagnes, personne ne peut la retrouver, pas même moi.
― Son compagnon ne l’a pas abandonnée Monsieur. Il avait cessé tout contact avec le groupe dont vous parlez. Il avait demandé à Loane d’en faire autant, mais elle a refusé et c’est pour cela qu’ils ont rompu.
― Ah oui ? Et quelles preuves avez-vous ?
― Je le sais, car c’est moi son ancien compagnon.

Quitte ou double me disais-je. Pourvu qu’il n’alerte pas la police toute proche. Je n’avais plus rien à craindre en tant qu’Ellimac Masso, mais je risquais gros si j’étais reconnu comme un ancien rebelle. Aucune prescription ne s’appliquait à eux et les condamnations à mort étaient toujours menu courantes.

― C’est donc vous ! dit-il d’un œil accusateur. Je m’étais juré de vous retrouver et de vous faire emprisonner. Après tout ce que vous lui avez fait, comment osez-vous vous présenter devant moi ?
― Parce que Loane ne vous a pas tout dit.
― Et en plus, vous vous permettez de la salir en la traitant de menteuse. Vous êtes encore plus abject que je ne le l’imaginais.
― Non, je vous dis simplement que vous ne savez pas tout. Ce n’est pas moi, mais Loane qui fut la première à rejoindre les rebelles. Je ne l’ai suivie que pour la protéger, mais je n’étais pas d’accord avec les méthodes de cette organisation. Je passais pour le meneur en exécutant moi-même la plupart des missions de sabotage. En réalité, je faisais ce sale boulot pour éviter d’exposer votre nièce.
― Elle prétendait qu’il fallait harceler les Azoines jusqu’à les faire déguerpir du pays. J’étais persuadé que c’était vous qui lui aviez bourré ces idées dans le crâne.
― Est-ce ainsi qu’elle me décrivait ?
― Non, répondit le vieil homme manifestement troublé par ma question. Elle ne m’a jamais rien dit de mal à votre propos si ce n’est votre penchant pour l’alcool. Même si vous me racontez la vérité, cela ne change rien. Vous l’avez quitté au pire moment.
― Mon père avait refusé de rejoindre ces noyaux extrémistes et il avait pris la décision de partir en Guimonde. Je venais de tuer trois Azoines après avoir fait exploser une tour de garde soi-disant inoccupée. La dispute qui s’ensuivit fut celle de trop. Je ne supportais plus que Loane ne considère ces morts que comme des incidents inévitables.
― J’avais donc raison, vous l’avez quitté.
― Oui, mais après l’avoir suppliée de me suivre en Guimonde. À l’époque, l’Ipaille avait déjà commencé à se faire connaître dans la région. C’est en révélant que l’explosion de la tour était d’origine criminelle qu’il est devenu célèbre.
― « le lâche assassinat de trois Azoines », se souvint l’oncle de Loane. J’étais furieux qu’elle ait participé à ce terrible événement, mais elle n’en démordait pas. Elle louait tellement vos mérites que j’étais persuadé que vous étiez plus son mentor que son compagnon.
― J’ai aimé votre nièce comme je n’ai jamais aimé personne. Jusqu’à me laisser entraîner dans une tragédie que je n’ai jamais voulue. En parlant d’une tuerie aveugle et préméditée, l’Ipaille n’a fait qu’attiser des surenchères meurtrières entre les trois communautés. Mes remords n’avaient aucun écho face à la rage de Loane et j’étais incapable de la convaincre d’arrêter cette folie. Nos disputes étaient devenues si violentes qu’elle me menaçait de me dénoncer comme un traître auprès des rebelles. Je comprends votre rancœur monsieur, mais sachez que je n’ai pas quitté votre nièce. Je l’ai fuie.

L’oncle de Loane m’observa longuement, comme s’il voulait mesurer la sincérité de mes propos.

― Je vous crois, dit-il enfin. Ma nièce est une vraie tête brûlée. J’espère que vous ne racontez pas cette histoire à d’autres personnes. Même vingt ans après, ils vous pendront sans hésiter.
― L’Ipaille m’a fait beaucoup de tort avec cette histoire, mais je crois qu’il n’a jamais réussi à m’identifier  comme l’auteur de cette explosion.
― Bon, voici ce que nous allons faire. Vous allez d’abord me payer cent cinquante deniers et emporter ma sculpture pour donner le change. Retrouvons-nous demain à neuf heures au pied de la colline sud de la ville.
― Pourquoi ce rendez-vous à l’extérieur de la ville ?
― Vous m’avez bien dit que vous vouliez revoir Loane n’est-ce-pas ? Eh bien, moi aussi.
― C’est très généreux de votre part, mais je peux me débrouiller seul.
― Ah oui ? Vous me prenez sans doute pour un vieux croulant incapable de se déplacer dans les montagnes ? Je suis parfaitement apte à faire ce voyage. Seul, vous n’aurez aucune chance de la retrouver.

À l'évidence, il avait raison. Ni Achille, ni moi n’avions exploré le cœur de ces montagnes réputées périlleuses. Mon silence fit office de consentement.

― C’est donc entendu, conclut l’oncle de Loane. Soyez attentif ce soir, autant à ce que vous faites qu’à ce que vous dites. N’oubliez jamais que les oreilles de l’Ipaille restent grandes ouvertes dans tous les recoins de la ville.
― C’est une chose que je ne suis pas prêt d’oublier, croyez-moi.

Je m’apprêtais à rejoindre mon ami quand l’oncle de Loane m’arrêta.

― Encore une question, Monsieur Masso. Pourquoi tenez-vous tellement à la retrouver ? Votre histoire remonte à plus de vingt ans.
― Peu avant sa mort, j’ai promis à mon père de pourchasser l’Ipaille. Il était convaincu que la guerre reprendrait de plus belle si l’influence de cet animal continuait de s’étendre. Ses problèmes de santé l’avaient fortement affaibli et il a terminé sa vie rongé par le remords de s’être replié en Guimonde.
― C’est cela la vraie raison de votre retour à Esabal ?
― Oui. Je suis revenu pour retrouver mes amis mais avant tout pour honorer le promesse faite à mon père.
― Quel est le rapport avec ma nièce ? Fait-elle partie de ceux que vous appelez « vos amis » ?
― Loane était parfois capable de prédire les annonces de l’Ipaille. J’ai la conviction qu’elle savait certaines choses.
 ― Vous allez affronter les hautes montagnes du Carsac pour une intuition ? Vous avez encore une sacrée dose d’utopie vous ! Vous êtes sûr que c’est la seule raison ?
― Je ne sais pas. Tout s’est passé tellement vite lors de notre séparation.

L’oncle de Loane sembla réfléchir un court instant.

― Très bien, dit-il. Mais ne vous attendez pas à être bien reçu quand vous la retrouverez.
― Pourquoi dites-vous cela ? Vous savez donc ce qu’elle est devenue là-bas ?
― Je ne vous parle que du cours normal de la vie. Ce que Loane est devenue, ce sera à vous de le découvrir. Partez maintenant, cette conversation a largement dépassé le temps nécessaire à la conclusion d’une vente.

Je décidai de ne pas insister même si je restais persuadé qu’il me cachait quelque chose.

Le marché s’achevait quand je rejoignis Achille. Malgré quelques avancées, mon cerveau était plus encombré de questions que jamais. Quelle Loane allais-je découvrir et de quoi son oncle voulait-il me prévenir ? Je n’étais pas revenu pour elle et pourtant, elle commençait déjà à reprendre toute sa place dans mon esprit.

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