Chapitre IV

Le démontage des derniers étals se terminait. Une longue file s’était créée dans la rue principale et la nervosité des commerçants était palpable. Beaucoup n’avaient pas bien vendu et ils devaient encore parcourir une longue route avant de rejoindre leur village. Malgré les patrouilles de la police montée, les guets-apens à la nuit tombée n’étaient pas rares et ils voulaient retrouver leur foyer le plus rapidement possible.

Sur la place demeuraient encore les attelages de ceux qui voulaient se changer les idées le temps d’une soirée ou d’une nuit. Rassuré que les autorités de Timos maintiennent la surveillance de nos chariots, je suivis Achille pressé par son important rendez-vous.

Les noctambules de tous horizons se dirigeaient déjà vers le Triangle Doré. Il y a vingt ans, ce lieu n’était pourtant qu’un banal quartier où les jeunes familles Aulots, Enits et Azoines  trouvaient encore des logements décents à des prix raisonnables. Je me demandais pourquoi il attirait maintenant autant d’inconscients feignant d’ignorer que la nuit multipliait les risques de traquenard.

De ruelle en ruelle, je perdis rapidement mon orientation. Je me concentrai pour rester collé à mon acolyte qui écartait sans ménagement toute personne freinant sa marche. Il portait le sac en toile de jute dans lequel nous avions rassemblé les parfums illicites.

Je fus surpris par le nombre de bistrots installés dans ces anciennes maisons ouvrières. Au vu de la foule qui se bousculait, je n’osais imaginer comment on devait être serré à l’intérieur de ces minuscules établissements.

― Nous y sommes ! annonça mon camarade en désignant la porte d’entrée d’un petit estaminet.
― Drôle de choix. On va périr asphyxiés là-dedans.
― Ton corps étouffera peut-être, mais ton esprit s’y sentira détendu comme nulle part ailleurs. Viens, tu comprendras.

Ma première impression ne me dit pourtant rien qui vaille. Cinq tables s’entassaient sur un tout petit espace et la plupart des clients affichaient des mines patibulaires. Un homme vint nous accueillir après s’être faufilé entre les personnes accolées au bar.

― Bonsoir Achille, dit-il. Votre table est prête. Vous prendrez une cervoise comme d’habitude ?
― Tu nous en mettras deux ! Et de mes propres tonneaux s’il te plaît !
― Bien évidemment, répondit le serveur. Allez vous asseoir, je vous amène cela de suite.

Nous nous dirigeâmes alors vers la table qui nous avait été réservée. Elle présentait le luxe d’être légèrement à l’écart des autres clients car elle avait été installée juste à côté de ce qui ressemblait à un très vieux piano. On trouvait encore régulièrement de tels objets dans les établissements de la ville même si l’absence de marteaux et de cordes les empêchaient de produire le moindre son. Leur ancienneté leur conférait une certaine élégance malgré un vilain fil qui sortait du bas sa structure pour se terminer par deux broches métalliques. Ces bizarreries devaient dater d’une époque où les artistes aimaient créer des objets aussi inutiles qu’insolites.

― Nous sommes les premiers, lança Achille soulagé. Je préfère ça, ils n’aiment pas attendre.
― Pourquoi t’inquiètes-tu autant de la réaction de tes prétendus amis ? Tu ne sembles ressentir aucune crainte à écouler ta bière interdite en plein centre de Timos. Par contre, hors de question de risquer quelques minutes de retard à ton rendez-vous. Tes réactions sont bien étranges, mon ami.
― Et toi, je te trouve bien ignorant pour un fils de notaire. Tu as beaucoup à réapprendre Ellimac. C’est pour cela que je t’ai amené ici. As-tu remarqué l’état des portes dans ce quartier ?
― Oui, pratiquement aucune entrée détériorée et pas le moindre parchemin encollé. Les habitants semblent attentifs à réparer sans délai toute dégradation de leur maison.
― Non Ellimac. Les Timosiens du Triangle Doré ne font justement rien de particulier pour entretenir leur logement. Aussi étonnant que cela puisse paraître, leurs portes ne sont jamais la cible de l’Ipaille. Mieux encore, aucun fait du quartier n’a jamais été dénoncé par cet oiseau.

Je venais ainsi de recevoir l'explication à l’engouement de toute cette foule agglutinée dans une multitude de petites gargotes. De petites estrades annonçaient l’arrivée imminente de musiciens, chanteurs et conteurs. Et plutôt que de m’incommoder, le brouhaha général dégageait une joie très communicative. 

― Si ce que tu dis est exact, je vais rechercher dès demain un logement dans ce quartier, annonçai-je jalousement. Je n’ai même plus souvenir de l’époque où je pouvais rester plus de dix minutes sans me sentir épié.
― Ah ah ah ! Tu n’es pas le seul à envier les habitants du Triangle Doré. Sans relations, tu n’as aucune chance de trouver ne fut-ce qu’une misérable chambre de bonne. Cet endroit attire maintenant trop de convoitises et il n’est plus si facile d’y vivre sereinement.
― La loi de l’offre et de la demande, acquiesçais-je. Tranquillité assurée, mais loyers hors de prix.
― Exact. Et il faut aussi y ajouter le tribut exigé par les clans pour s’assurer leur protection.

Les clans. Ce mot réveilla en moi de lointains souvenirs. Où qu’on aille, il est difficile de ne pas se retrouver sur le territoire de l’un d’entre eux. Leur mission était de préserver la culture de la communauté à laquelle ils étaient rattachés. C’est du moins comme cela qu’ils se présentaient. Avec le temps, leur influence politique était devenue si grande que les autorités les consultaient avant toute décision importante. Adolescent, je vouais une grande admiration pour leurs chefs charismatiques car je croyais que leur sagesse et leur diplomatie contribuaient au maintien d’une paix pérenne. Ce n’est qu’après avoir intégré un de ces groupes que j’en compris les dessous peu flatteurs. Loane nous avait entraîné dans un clan Aulot radical voulant en découdre avec les Azoines qu’ils considéraient comme des oppresseurs. J’ai longtemps cru qu’en choisissant un clan plus modéré, notre couple aurait tenu bon mais durant notre exil, mon père m’expliqua que peu d’entre eux n’avaient pas de sang sur les mains.

Aujourd’hui, l’unité des clans s’est profondément dégradée sous l’effet des rumeurs et des médisances colportées par l’Ipaille. À Timos, des scissions avaient eu lieu et peu des petits groupes indépendants qui en résultèrent restèrent attachés à l’une des trois communautés. Ces factions étaient très actives dans certains quartiers et se caractérisaient le plus souvent par des actes de violence et d’extorsion.

― Un tribu, répétai-je. Cela me déçoit beaucoup, mais je ne suis pas vraiment étonné. Ils étaient capables de n’importe quoi pour imposer leurs idées.
― À l’époque, les clans Enits et Aulots œuvraient pour un idéal de liberté et de justice, mais aujourd’hui, tout a changé.

Je ne pus m’empêcher de grimacer après la dernière réplique d’Achille. À mes yeux, il négligeait gravement les anciennes dérives des clans et je me remémorais nos débats interminables à ce sujet. Alors que les actes de tortures et d’intimidations se banalisaient à l’époque, Achille estimait encore et toujours que la fin justifiait les moyens. Nos points de vue étaient trop différents pour que nous puissions espérer nous entendre sur le sujet. Pourtant, nos opinions respectives allaient aujourd’hui se rapprocher car nous avions les mêmes critiques sur la cupidité de la génération actuelle.

― Ils ne croient plus en rien. Ils soutirent même de l’argent à leur propre communauté.
― Et ce sont de telles personnes que nous allons rencontrer ce soir ?
― Pas tout à fait, répondit-il gêné. Ils font partie d’un des clans Aulot mais….

Soudainement, un lourd silence s’abattit sur nous. En levant la tête, j’aperçus les trois personnages qui venaient de jeter un froid en entrant dans l’estaminet. Ils portaient de longs manteaux sombres, bien trop chauds pour un mois de septembre. Celui qui semblait être le chef se distinguait de ses deux acolytes par un visage impeccablement rasé et un élégant chapeau noir. Après avoir méticuleusement dévisagé toute l’assemblée, il s’avança d’un pas décidé vers notre table. Les deux grands barbus qui l’accompagnaient restèrent à l’entrée et surveillaient toutes les allées et venues.

― Désolé pour le retard Achille. La police des Ducs est particulièrement nerveuse aujourd’hui et nous avons préféré faire un détour.
― Tu as bien fait d’être prudent Eldémor. L’Ipaille a-t-il encore propagé de mauvaises nouvelles ?
― Les Ducs voudraient bien se débarrasser de ce satané animal, mais ils sont surtout persuadés que nous sommes à l’origine des intoxications dans leurs zones de pêche.
― Peut-être y a-t-il des raisons pour vous soupçonner ainsi ? Après tout, les empoisonnements, c’est la spécialité des rebelles Aulots non?
― Je sais que tu réprouves nos méthodes, mais elles ont l’avantage d’être discrètes et efficaces.
― Tu ne réponds pas à ma question.
― Non Achille. Nous n’avons rien à voir avec les pertes que subissent les pêcheurs Azoines.

Eldémor m’avait à peine adressé un regard. Il ne semblait pas s’inquiéter que j’entende leur conversation. Mon compagnon était garant de ma fiabilité et vu la réputation des clans, mieux valait pour mon ami d’enfance qu’il ne se trompe pas à mon sujet.

― Finissons-en, s’impatienta-t-il. Tu recevras la même somme que d’habitude pour tes tonneaux. Nous viendrons les chercher demain à ta chaumière. J’espère que ce n’est pas pour renégocier le prix que tu as demandé ma présence.
― Non, je ne suis pas venu pour ça. Tes prix sont bas, mais je m’y suis fait. Au moins, tes établissements servent ma cervoise.
― La preuve ! répondit-il en saisissant le godet qu’on venait de lui apporter. Venons-en aux faits Achille. Les espions des Ducs ne sont jamais loin et je ne tiens pas à m’éterniser dans le coin.
― Mon ami a besoin de renseignements et tu es ma meilleure source.
― Ah oui ? Qui est-il pour que tu me fasses prendre le risque de venir jusqu’ici ?
― Il s’appelle Ellimac Masso.
― Masso ? Ce serait le fils de….
― Oui.

Il lui aura fallu cette révélation pour qu’Eldémor consente enfin à m’adresser la parole.

― J’aurais dû vous reconnaître. Vous avez les mêmes traits que votre père. Je suis désolé, j’ai appris pour son décès.
― Merci. Vous le connaissiez ?
― Si je le connaissais ? J’ai très longtemps considéré votre père comme mon mentor et nous partagions les mêmes convictions. Du moins, jusqu'à sa décision de quitter Esabal.

Eldémor marqua une courte pause et se concentra pour que sa voix ne trahisse aucune émotion.

― Mais vous n’êtes pas là pour entendre nos vieilles histoires, n’est-ce pas ? Que voulez-vous savoir ?
― Je recherche deux amis d’enfance, Loane Beloc et Tertu Mirdaille. J’ai quelques pistes pour retrouver Loane, mais je n’ai pas la moindre nouvelle de Tertu.
― Si Loane se trouve toujours dans les montagnes du Carsac, je vous conseille d’avoir autre chose qu’une piste avant de vous y aventurer.
― Merci du conseil, mais ce sont surtout des informations sur Tertu que je voudrais obtenir. 
― On a retrouvé le corps de ses parents, mais pas le sien, indiqua Eldémor. Il ne s’est plus jamais manifesté et les autorités ont fini par conclure qu’il avait également péri dans les flammes.
― Et vous êtes également convaincu de sa mort ?
― Non. Aujourd’hui, j’ai la conviction qu’il est toujours vivant.

L’émotion de cette nouvelle faillit me submerger et je fis un effort surhumain pour retenir mes larmes. Cela faisait déjà cinq ans que l’affreuse nouvelle du meurtre de la famille de Tertu parvint jusqu’à moi. D’après l’enquête, ils avaient été enfermés dans leur propre maison avant que celle-ci ne soit incendiée. Seuls les corps des parents avaient été retrouvés, mais la mort de Tertu semblait être la seule explication tangible de sa disparition.

Alors qu’Eldémor s’apprêtait à m’en apprendre davantage, un cri l’interrompit.

― Alerte ! cria un de ses deux sbires. La police est dans la rue et avance droit vers nous. Ils sont trop nombreux pour un simple contrôle de routine.
― Du calme, répondit Eldémor. Nous n’avons rien à nous reprocher, ni rien de compromettant avec nous.
― Et ma cervoise ? demanda Achille.
― Je dispose de bordereaux attestant sa provenance d’une brasserie officielle. Et tant que l’Ipaille laissera le Triangle Doré tranquille, j’ai toute confiance en ceux qui m’ont délivré ces faux relevés.
― Il reste quand même un problème, annonçai-je nerveusement.
― De quoi s’agit-il ?
― Nos sacs. Ils contiennent des parfums au figusia.
― Quoi ? Vous êtes complètement inconscients de transporter ça ! S’ils découvrent ne fut-ce qu’un flacon, c’en sera fini de nous tous.

L’homme était furieux, mais il était déjà trop tard pour quitter les lieux. Six représentants de la justice venaient d’entrer. La moitié d’entre eux étaient armés d’une épée tandis que les autres étaient équipés de mousquets récents commandés à l’Empire d’Eldoï. Bien que j’en avais souvent entendu parler, c’était la première fois que je voyais cette arme redoutable qu’on dénommait « fusil ».

― Eldémor ! Quelle belle surprise ! dit l’un d’entre-eux. Quel privilège de te voir fréquenter tes propres bistrots. Que nous dissimules-tu cette fois ?
― Je ne dissimule rien et vous le savez bien. Votre dernier contrôle remonte à moins d’une semaine. Vous perdez votre temps à vous acharner contre moi.
― De l’acharnement ? Nous ? Que de grands mots pour une visite amicale, répondit ironiquement le policier. Il est vrai que cette fois, nous avons reçu des informations troublantes sur ce bel endroit. Rien de très précis, rassure-toi, mais de quoi recommander une inspection approfondie.

L’homme aux cheveux noirs et à l’imposante moustache se méfiait de tout le monde et son œil perçant scrutait l’attitude de tous les clients du café. Tous les regards fixaient le sol de crainte de devenir sa cible.

― Bon, ne perdons pas de temps, lança-t-il d’un ton autoritaire. Vous allez tous passer à la fouille.
― Mais c’est soir de marché ! s’insurgea Eldémor. Tu vas me faire perdre la moitié de mon chiffre d’affaires !
― J’en suis tellement désolé mon ami. Maintenant, fais sortir tes clients un à un ou je t’embarque pour tentative de rébellion.

Ce fut le serveur qui prit l’initiative de démarrer le mouvement. Les personnes proches du comptoir se dirigèrent ensuite également vers la sortie. Les deux acolytes d’Eldémor se retrouvaient déjà isolés à l’extérieur après une fouille minutieuse mais infructueuse.

― Vous n’avez pas l’air d’être de grands amis, murmura Achille.
― Comment pourrais-je m’entendre avec une telle pourriture ? Ce type est à la solde des Melopès et il extorque les commerçants dès qu’il en a l’occasion.
― Les Melopès ? répétai-je. S’il subsistait encore le moindre doute, il était désormais levé. Ces types sont là pour nous !
― Écoutez-moi, ordonna Eldémor. Je ferai diversion quand arrivera votre tour d’être fouillés. Je m’arrangerai pour attirer vers moi les forces de l’ordre. Vous devrez alors en profiter pour forcer le passage et vous enfuir.
― C’est beaucoup trop risqué, rétorquai-je. On ne peut pas vous laisser vous faire emprisonner à notre place.
― Ne pensez pas que j’agisse par empathie. S’ils découvrent le figusia, je ne serai pas plus épargné que vous. S’ils ne peuvent m’accuser que de rébellion à l’ordre public, j’en serai probablement quitte pour quelques semaines d’emprisonnement.

L’analyse était implacable et j’étais impressionné qu’il puisse rester aussi pragmatique. En dépit des choix différents qu’ils avaient faits, j’étais persuadé que lui et mon père s’admiraient.

Malgré la situation délicate dans laquelle nous nous trouvions, ma préoccupation première restait de récolter ce qu’Eldémor savait sur Tertu. J’allais malheureusement devoir me contenter de quelques fragments d’informations.

― Tertu s’est fait une réputation au Royaume de Tisol, murmura Eldémor. C’est là que vous le retrouverez. Et croyez-moi, il a toutes les raisons de détester l'Ipaille.

Achille s’était déjà levé et je n’eus pas d’autre choix que de le suivre pour me présenter face aux agents chargés des fouilles. 

― Vous n’êtes que des raclures innommables ! cria soudainement Eldémor. J’en ai assez d’être sans cesse harcelé ! Allez-vous-en si vous ne voulez pas que je vous balance mon godet à la figure !
― Encore un mot et tu ne reverras plus ton estaminet avant longtemps ! menaça alors l’agent moustachu.
― Espères-tu vraiment m’intimider ? Tout le monde sait que tu t’engraisses avec l’argent des Mélopès et il est temps que cela se termine.
― C’en est trop, arrêtez-le ! ordonna le policier à ses hommes.

Le plan fonctionna mieux que prévu. À l’exception de leur chef, tous les agents se ruèrent sur le solide Aulot. Mais en dénonçant publiquement la corruption d’un membre des forces de l’ordre, je craignais qu’Eldémor ne risque encore. Se défendant comme un beau diable, les cinq policiers ne furent pas de trop pour le flanquer à terre et l’immobiliser.

Profitant du chaos ambiant, Achille envoya un magistral coup de poing dans la machoire du grand moustachu. C’est avec la culpabilité d’abandonner à nouveau un des miens que je m’encourus la peur au ventre.

L’effet de surprise fut de courte durée et trois policiers s’étaient déjà lancés à nos trousses.

― Arrêtez-les morts ou vifs ! entendis-je distinctement.

Dans cette longue ruelle, nous bousculions les badauds comme une boule dans un jeu de quilles. Nos sacs de parfums ralentissaient notre course, mais nous ne pouvions pas les abandonner.

― Au bout de la rue, tourne à droite ! cria mon ami. Dans ce dédale, on pourra plus facilement les semer.

J’entendis soudainement un coup de feu et un râle. Atteint à la jambe et titubant, Achille parvint à arriver jusqu’à moi pour me tendre son sac.

― Pense à ce qu’a dit Eldémor ! s’égosilla-t-il. L’essentiel, c’est qu’ils ne découvrent pas le figusia. Va-t-en, je vais les retenir.

Déjà, il s’était retourné pour faire face aux policiers qui déboulaient sur lui. Je m’engouffrai alors dans les toutes petites ruelles en changeant fréquemment de direction. Mon compagnon avait été héroïque dans son rôle de dernier obstacle. Pendant un moment, je n’entendis plus le pas de mes poursuivants. Cette trêve fut malheureusement de courte durée car des renforts avaient déjà été appelés. Je pouvais entendre leurs cris dans toutes les directions et je compris alors qu’ils étaient en train de ceinturer la zone dans laquelle je me trouvais.

Je crus que c’en était fini de ma fuite quand je sentis une main agripper mon épaule.

― Chuuut ! Ne faites aucun bruit et entrez immédiatement, entendis-je.

Je fus entraîné à l’intérieur d’une pièce sombre avant qu’une lourde porte ne soit refermée derrière moi. Quelle ne fut pas ma surprise de me retrouver face au couple Azoine rencontré le matin même.

― Monsieur Masso,ce n’est pas ce que j’appellerais un respect optimal de nos conseils de discrétion, me fit ironiquement remarquer Gabrielle.
― Les choses ne se sont pas passées comme prévu, avouai-je essoufflé.
― Rien d’étonnant si vous trahissez votre parole. Nous vous avons vu discuter avec Eldémor. Quel prix étiez-vous en train de négocier avec cette brute?
― Détrompez-vous. Jusqu’à l’arrivée de la police, il n’était même pas au courant de la marchandise que nous transportions. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous renseigne sur la disparition d’un ami.

Erwoan se tenait à côté de moi. Le couteau qu'il tenait au ras de mon cou démontrait que j’avais perdu ses faveurs.

― Vous vous trimbalez avec cinquante fioles de figusia et vous ne pensez qu’à rechercher un prétendu copain ? Sachez qu’on ne se fiche pas impunément de nous ! Vous allez regretter de vous être allié à Eldémor !
― C’est la vérité ! criai-je en craignant qu’il me tranche la gorge. Je ne reste ici qu’une nuit et Achille n’avait pas de meilleur informateur pour m’aider à retrouver Tertu Mirdaille. Et il est bien plus qu’un simple copain. Après avoir appris la mort de ses parents, je me suis juré de le retrouver.
― Arrête Erwoan, intervint Gabrielle. Je crois qu’il dit la vérité. Et vous, Monsieur Masso, cessez de crier. Vous allez nous faire repérer.
― Je voudrais bien vous y voir avec une lame de vingt centimètres prête à vous égorger !
― Nous connaissons le drame qu’a vécu votre ami, poursuivit la jeune femme. Malheureusement, il n’a plus jamais donné le moindre de signe de vie.
― Eldémor semble mieux informé que vous.
― Méfiez-vous de ce qu’il raconte. Il n’a pas son pareil pour embobiner tous les naïfs de votre genre.
― Il s’est sacrifié pour nous permettre de fuir Madame.
― Il est surtout suffisamment malin pour ne pas se faire prendre en possession de figusia. Il a improvisé une belle mise en scène, il s’est un peu débattu, mais en final, il n’aura frappé personne ni fui les forces de l’ordre. Je ne suis pas convaincue qu’on puisse parler de sacrifice mon cher.
― Vous semblez le détester, alors qu’il se bat aussi contre l’autocratie des Ducs. Pourquoi un tel ressentiment ?
― Nous ne voulons pas que la tyrannie actuelle soit remplacée par une autre. Le potentiel autoritaire de certains Aulots n’a rien à envier à celui des Ducs.

Le calme affiché par Gabrielle tranchait avec la fébrilité de son fiancé. Chaque minute, il écartait légèrement l’épais rideau d’une fenêtre et guettait l’arrivée des policiers. Ceux-ci avaient compris que je ne me trouvais plus à l’extérieur et ils avaient déjà entamé des fouilles dans différentes habitations.

― Votre comportement irresponsable nous fait prendre encore plus de risques, enragea Erwoan. La prime est de cinq cents deniers.
― Qu’est-ce que cela veut dire ?
― Que vous allez descendre dans la cave et vous y cacher avec vos sacs. Et que si nous ne sommes pas découverts malgré vos imprudences, vous pourrez vous estimer heureux de repartir avec deux mille deniers.

Décidément, il ne m’aimait pas. Je soupçonnais que l’attitude de Gabrielle y était pour quelque chose.

― Ce n’est pas le moment Erwoan, intervint Gabrielle. Monsieur Masso, allez vous cacher et surtout, ne faites aucun bruit.

Sans ménagement, je fus amené dans la cave où une petite trappe dissimulait un cagibi. Il était à peine assez grand pour y rester assis et je dus serrer les dents pour surmonter ma claustrophobie. J’avais découvert cette épouvantable anxiété lors de l’unique punition du cachot qui m’avait été infligée à l’école.

Le temps s’éternisait et l’air commençait à manquer. Cette fois, Tertu n’était pas là pour me soutenir. J'essayais de me remémorer ses conseils pour éviter de paniquer. Respirer lentement et recentrer son esprit sur de doux souvenirs. Aucun n’était assez fort pour me détendre, pas même les premiers moments intimes partagés avec Loane. Le soulagement fut énorme quand la trappe fut enfin rouverte par Gabrielle.

― C’est bon, dit-elle. Ils sont partis, mais ils reviendront avec des chiens. Il est temps de quitter Timos.
― Comment faire ? Le quartier est encore ceinturé par les forces de l’ordre.
― En effet. Il vous faudra emprunter un tunnel qui vous amènera en dehors de la ville. Il fera encore nuit quand vous en sortirez, mais faites attention, la lumière des étoiles pourrait vous trahir. J’espère que l’oncle de Loane se rendra comme prévu à votre point de rencontre.
― Comment savez-vous pour ce rendez-vous ?
― Méfiez-vous, monsieur Masso. Nous ne sommes pas les seules oreilles capables de surprendre vos conversations. Allez-y maintenant. Vos deux mille cinq cents deniers se trouvent dans ce sac et vous y trouverez aussi quelques vivres.
― Deux mille cinq cent ?
― Je ne reviens jamais sur ma parole et je ne manquerai pas de le rappeler à Erwoan. Partez vous dis-je ! La police sera bientôt de retour.

Dans une seconde cave minuscule se trouvait le début du tunnel de sortie. C’est à quatre pattes que j’entamai sa traversée en laissant derrière moi le seul ami que j’avais retrouvé.

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