Chapitre VIII
L’heure était venue de prendre mon tour de garde. Gulhan n’avait rien eu à me signaler si ce n’est le bruit d’oiseaux nocturnes et de petits rongeurs. Avant de s’allonger, il me rappela l’importance de rester en permanence aux aguets. Malgré nos efforts pour effacer toutes les traces laissées derrière nous, nous ignorions si nous avions réellement semé nos poursuivants. Ils étaient réputés pour être d’excellents pisteurs et attaquaient régulièrement leurs cibles par surprise.
Ces derniers mois, j’avais appris à apprivoiser les soirées passées en solitaire. Mes premières nuits à la belle étoile furent pourtant synonymes d’insomnie, car j’associais d’innombrables créatures dangereuses aux sons émis par la forêt. Ce soir, il n’y avait aucun hurlement pour m’inquiéter, pas plus que le moindre martèlement qui trahirait la présence de l’Ipaille. Il y avait juste le léger ronflement de mon compagnon de route, complètement éreinté.
Les heures passèrent sans la moindre anicroche et ce calme permit à Loane de s’imposer à nouveau dans mes pensées. Ma rupture avait été un soulagement tant notre relation s’était détériorée au fil du temps. C’était du moins ma conviction en prenant la route vers la Guimonde. Insidieusement, le manque s’était peu à peu installé, jusqu’à devenir une véritable épreuve. Loane avait le don de m’exaspérer quand elle était trop intransigeante, mais c’est aussi parce qu’elle était excessive que je l’aimais. J’étais impatient de la revoir même si je savais que nos retrouvailles seraient difficiles. Pour elle, j’étais un lâche et les années écoulées avaient sans nul doute renforcé son jugement.
Mon père était déjà gravement malade quand la douloureuse nouvelle de l’incendie parvint jusqu’à nous. Dans ses délires, il prétendait que ces événements portaient la marque de l’Ipaille et que ce dernier manifesterait de plus en plus brutalement son influence.
Cet oiseau maudit avait déjà prouvé ce dont il était capable. Alors qu’il était maire à Coldore, quelques nuits de martellement intensif avaient suffi à faire passer mon paternel pour un extrémiste Aulot. Ces calomnies n’avaient aucun sens tant il avait œuvré pour rapprocher les trois communautés. À force d’être répétées et de reprendre les médisances colportées par les Mélopès, elles jetèrent pourtant le discrédit sur la qualité la plus essentielle que mon père voulait me transmettre : l’intégrité.
Loane était encore avec moi quand j’assistai impuissant à la descente aux enfers du seul parent qui me restait. Je me sentais impuissant et j’enrageais de ne pas pouvoir exterminer cette épouvantable volatile. Les conseils de Loane me laissèrent perplexe. Elle me disait que combattre cet animal était totalement illusoire et que ma haine viscérale m’empêchait de voir toute l’utilité de cet oiseau.
Les allégations contre mon père entraînèrent un tel regain de tension qu’il se résigna à abandonner ses fonctions et à quitter Esabal. Nous trouvâmes refuge chez son frère, un homme débonnaire installé en Guimonde. Il prit soin de moi, alors que mon père sombrait peu à peu dans la dépression. Son obsession pour l’Ipaille affecta inexorablement sa santé et il ne retrouva jamais sa verve légendaire.
Le calme retrouvé en Guimonde m’aida à prendre un peu de recul et je réalisai alors que Loane en savait bien davantage que moi sur l’Ipaille. Tertu vivait probablement dans l’Empire d’Eldoi, mais il me fallait des pistes plus précises et j’avais l’intuition que les connaissances de Loane m’aideraient à les trouver. Je craignais autant l’animosité de mon ex-compagne que le réveil de certains sentiments, mais je ne comptais pas remettre mon choix en question. Retrouver mon meilleur ami d’enfance était la seule chose qui avait encore un sens pour moi.
Les premières lueurs du soleil me rappelèrent que Gulhan voulait être réveillé à l’aube. Il se leva sans broncher. Les quelques vivres que nous avions emportées furent rapidement avalés et après nous être rafraîchi le visage dans le ruisseau tout proche, nous reprîmes la route vers le village Enit planté en plein cœur des hautes montagnes.
― Ils n’ont pas retrouvé nos traces, pensa Gulhan. Mais ne prenons pas de risques inutiles et restons à l’écart des sentiers.
Nous marchions depuis moins d’une heure quand un chemin rocailleux succéda à la pinède.
― Remettons-nous à cheval, mais restons prudents. Ce n’est pas le moment que nos montures se cassent une patte.
Le ciel s’était totalement éclairci et mon attention se porta sur les oiseaux qui tournoyaient au-dessus de nous. Ils étaient trop loin pour qu’on puisse les distinguer et ils virevoltaient à toute vitesse.
― Regarde là-haut, lançai-je à Gulhan.
― Ces rapaces sont en train de se battre. Ils sont très agressifs et ils protègent farouchement leur territoire.
En réalité, un seul des oiseaux était en train de subir les assauts de ses semblables. L’un après l’autre, ils le harcelaient en fonçant droit sur lui et en déviant leur trajectoire au dernier moment.
Le petit chemin que nous suivions longeait maintenant un précipice et je ne pouvais pas me laisser distraire par ces affrontements aériens.
Les voltiges semblaient inspirées des spectacles proposés par les maîtres fauconniers. Ceux-ci étaient particulièrement réputés dans la région de Coldore.
Les oiseaux malmenaient leur adversaire en le bravant à tour de rôle, mais ils n’osaient pas s’en approcher de face. Ils connaissaient manifestement les dangers que représentait leur proie. Cette dernière se retourna soudainement pour porter un coup fatal à l’un des assaillants qui s’écrasa au sol quelques secondes plus tard. Il n’était qu’à quelques mètres de nous et je reconnus les formes caractéristiques d’un faucon pèlerin. Ses congénères redoublèrent alors d’effort pour en finir avec celui qui venait de tuer un des leurs. Soudainement, tous les rapaces se ruèrent toutes griffes dehors sur leur cible. Je n’arrivais pas à distinguer les volatiles tournoyant dans le ciel, mais leurs cris étaient les meilleurs témoins d’un combat inégal et sans merci. Je compris que l’oiseau esseulé venait de succomber quand je vis une masse s’écraser au fond du ravin. Je n’eus qu’une fraction de seconde pour l’observer dans sa chute.
― L’as-tu vu, Gulhan ? Il ressemble à la sculpture que je t’ai achetée à Timos.
― En effet Ellimac. C’est un Ipaille qui vient de périr sous tes yeux.
J’étais sous le choc, car je n’avais jamais aperçu cet animal. Son bec disproportionné n’était pas une légende pas plus que son plumage d’un bleu très vif. Par contre, il me semblait nettement plus petit que l’image que je m’en étais faite. Cela me perturbait, car j’imaginais qu’un animal avec une telle influence figurait forcément parmi les espèces les plus imposantes du Grand Continent.
― Tu n’as pas l’air étonné par ce que nous venons d’observer, remarquai-je. En ce qui me concerne, je n’avais jamais rien vu de tel.
― Les Enits comptent parmi eux les meilleurs maîtres fauconniers. Ces rapaces ont besoin de plusieurs années d’apprentissage avant de pouvoir défier les Ipailles. Les pertes ont été énormes, mais grâce à eux, cette région est débarrassée de leur influence.
Où que j’aille, l’Ipaille avait toujours été décrit comme s’il s’agissait d’un être unique. Même s’il était improbable qu’un seul oiseau soit capable de parcourir de si grands territoires, mais c’était la première fois qu’on faisait clairement référence à plusieurs individus.
― Une région entière protégée de ce maudit oiseau ? M’amènerais-tu donc au paradis ? plaisantai-je.
― Ne plus être à sa merci est une bonne chose, mais ne te fais quand même pas trop d’illusions. L’obsession de se préserver à tout prix de l’Ipaille peut être plus néfaste que de vivre en sa présence.
Gulhan examina les faucons blessés. Ils étaient habitués à la présence de l’homme et ne montrèrent aucun signe d’agressivité. Il les prit délicatement et s’avança vers moi.
― Ils ont été touchés aux ailes. Prends en un Ellimac. Tu trouveras un meilleur accueil au village si tu leur ramènes un de leurs précieux chasseurs.
― Si tu voulais me rassurer, c’est raté. A-t-on besoin d’une telle justification pour trouver un peu d’hospitalité dans ces montagnes ?
― Ne joue pas la fine bouche. D’ici quelques heures, nous rentrerons dans le territoire des Enits et nous y serons protégés du plus grand fléau du Grand Continent. Et en prime, il est peu probable que les gardes des Ducs osent s’aventurer sur cette terre.
― Ni ragots, ni soldats. Il doit y avoir une ambiance de feu dans ce village ! Le Triangle Doré à grande échelle !
― Tu jugeras par toi-même Ellimac. Je n’aime pas l’Ipaille, mais les réalités qu’il éclipse sont parfois pires que ses médisances.
Après avoir coincé un des faucons entre mon bras et ma poitrine, nous reprîmes le sentier. Il se rétrécissait de plus en plus et j’essayais de fixer mes pensées sur l’Ipaille pour me préserver du vertige provoqué par le précipice tout proche. Les dernières phrases prononcées par Fergal déstabilisaient ma conviction d’une créature néfaste à éradiquer à tout prix.
Au bout d’un moment interminable, le chemin s’écarta enfin du ravin pour pénétrer dans une forêt dense et humide.
― Surtout reste calme Ellimac, m’avertit soudainement Gulhan.
Je n’eus pas le temps de réagir. Trois hommes avaient surgi des bas-côtés pour nous barrer la route tandis que d’autres s’étaient déjà positionnés derrière nous.
― Arrêtez-vous ! cria l’un d’entre eux. Vous êtes sur un territoire Enit et vous n’avez rien à faire ici !
― Et bien Gadiel ? Est-ce ainsi qu’on accueille un membre de sa famille ? répliqua l’oncle de Loane.
― Gulhan ! Ta barbe est devenue si longue que je ne t’ai pas reconnu!
― Heureux que tu te souviennes encore de ma voix.
― Nous n’osions plus espérer ton retour. Cela fait si longtemps que tu es parti.
― Il ne faut jamais perdre espoir en sa famille Gadiel.
― Sans doute, mais je pense que seul un motif important ait pu te décider à revenir. Une raison suffisamment essentielle pour qu’un solitaire comme toi accepte de voyager accompagné.
Le ton direct et acerbe de l’homme sonna comme un avertissement. Grand et costaud, il me rappelait Achille, même si ses cheveux noirs n’avaient rien de comparable à la crinière rousse de mon ami d’enfance.
― Tu confonds solitude et indépendance, se vexa Gulhan. Je suis maître de mes choix comme des routes que je décide de suivre.
― Que fait-il avec toi alors ? Ce n’est pas un des nôtres !
― Laisse-moi te présenter Ellimac Masso. Je réponds de lui comme de moi-même.
Gadiel ne prit pas la peine de se présenter, ni même de me saluer. Plutôt que m’adresser directement la parole, il préféra continuer à interroger Gulhan.
― Est-ce un Azoine ?
― Non, c’est un Aulot.
― Les Aulots ne viennent sur nos terres que lorsqu’ils ont des choses à se reprocher. Peux-tu me garantir qu’il ne nous attirera pas d’ennuis ?
― Je t’ai déjà dit que je répondais de lui. Il n’est que de passage. C’est un ami d’enfance de Loane et il voudrait la revoir avant de poursuivre sa route.
Plutôt que de le rassurer, cette réponse sembla contrarier Gadiel. Il me dévisagea alors longuement avant de poser ses conditions.
― Qu’il évite de se faire remarquer dans le village car je ne tolérerai aucun grabuge.
― N’aie aucune inquiétude, j’y veillerai, le rassura Gulhan.
Gadiel fit signe à ses compagnons de nous laisser passer. Avant de s’éloigner dans la forêt, ils récupérèrent les deux faucons mais n’exprimèrent aucun signe de gratitude. J’étais froissé par cette attitude dédaigneuse.
― Quelle mouche les a piqué? demandai-je. Les peuples du Carsac se font un point d’honneur d’accueillir correctement les gens de passage, mais eux, on dirait qu’ils s’en moquent.
― Ce n’est pas ça. Les Enits ont toujours hébergé les voyageurs en difficulté, même les fugitifs dont la tête était mise à prix. Mais à la place de Gadiel, je ne t’aurais pas réservé un meilleur accueil.
― Pourquoi cette animosité ? On ne s’est même pas parlé !
― Il a vu à quel point tu tenais à retrouver Loane.
― Et alors ? Ça devrait plutôt le rassurer que je connaisse l’une des leurs.
― Tu as les yeux qui brillent dès qu’on prononce son prénom. Moi aussi, je m’inquiéterais si j’étais le mari.
― Loane est marié à ce …
― À ce fidèle époux qui prend soin d’elle, m’interrompit Gulhan.
Je venais de réaliser à quel point je m’étais menti à moi-même. Pendant des années, je m’étais persuadé que je n’avais aucune raison de regretter Loane. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre et le temps devait m’aider à me détacher de son emprise. Mais si on peut facilement conditionner son cerveau, il en est tout autrement pour ce qu’on ressent au plus profond de soi.
― Tu avais raison, Gulhan. Ce village n’aura rien d’un paradis pour moi.
― Concentre-toi sur ton objectif, Ellimac. Tu es ici pour que Loane t’aide à retrouver ton ami. Si tu es venu pour autre chose, autant faire demi-tour immédiatement.
La menace était à peine voilée. Je devais me faire violence pour masquer mes atermoiements.
― Il n’y a aucune raison de t’inquiéter, Gulhan. Tout est parfaitement clair dans ma tête et je ne tiens pas à m’éterniser dans ses montagnes.
― Tu manies bien la parole, mais tu es incapable de contrôler ton regard. Il en dit beaucoup plus que les mots sortant de ta bouche !
Ce n’était pas la première fois qu’on me faisait remarquer cette faille.
― J’aurai peut-être besoin d’être épaulé, avouai-je à Gulhan. Je ne veux plus d’une relation impossible.
― C’est Gadiel qui t’aidera le mieux. Il n’hésitera pas à te tuer au moindre soupçon d’adultère.
Sur ces propos peu rassurants, nous continuâmes la route dans la forêt dense et escarpée. Nous avions arrêté de converser et cela me permit d’apprécier le calme de la nature environnante. Après deux heures de progression dans des sentiers abrupts, nos solides montures montrèrent des signes de fatigue et il était temps qu’elles récupèrent de leurs efforts. Le dénivelé s’atténua progressivement avant d’arriver sur l’immense plateau où le village Enit avait choisi de s’installer. La vue était dégagée sur trois cent soixante degrés et elle procurait un profond sentiment de liberté. Au nord, les pics montagneux se succédaient à l’infini, tandis qu’à l’ouest, les sommets moins importants laissaient deviner de grandes vallées. Nous étions arrivés de Coldore par le sud, mais la ville était trop éloignée pour que nous puissions encore l’apercevoir.
Cette fois, aucune protection particulière n’avait été érigée pour protéger la petite centaine d’habitations. Leur petite taille et leur toit en chaume me rappelaient la maison d’Achille, mais elles s’en différenciaient par leur structure entièrement en bois.
Deux jeunes hommes s’avancèrent vers nous. Contre toute attente, ils nous accueillirent avec des paroles bienveillantes.
― Maître Gulhan ! C’est un vrai bonheur de vous revoir !
― Nama ! Enid ! Quelle belle surprise ! Je vous croyais partis au Royaume de Tisol !
― Vous êtes toujours aussi bien informé, mais cela fait maintenant trois semaines que nous sommes rentrés.
― Le bruit a couru jusqu’à moi que le Grand Intendant vous avait engagé.
― En effet ! Il s’est montré très satisfait de notre travail et si tout va bien, nous devrions bientôt recevoir de nouvelles commandes.
― Vous avez donc réussi à vous faire un nom au-delà du Carsac. Je suis fier de vous !
― Pourquoi t’appellent-ils « maître » ? demandai-je surpris.
― J’ai enseigné l’art du bois à ces jeunes gens et ils figurent maintenant parmi les meilleurs ébénistes de leur génération !
― Votre ami est arrivé il y a quelques heures et nous l’avons installé chez nous, nous informa Enid. Il semblait épuisé par la route et le manque de sommeil.
― Maître Potri est ici? s’étonna Gulhan.
― Cet homme a des ressources incroyables, répondis-je avec admiration. Laissons le récupérer, nous lui demanderons plus tard comment il a pu nous devancer.
― Suivez-nous ! nous proposèrent en chœur les deux frères. Vous aussi, vous avez besoin de vous reposer !
Les jumeaux n’avaient que la couleur de leur chevelure pour les distinguer. Je pensais qu’Enid avait teint les siens en blond pour se démarquer des cheveux châtains de son frère, mais je ne pouvais l’affirmer avec certitude. Avec leur coiffure en queue de cheval et leur veste en peau de lapin, ces gamins de vingt ans auraient eu beaucoup de mal à s’intégrer parmi la jeunesse en vogue de Timos.
Je ne m’étais jamais rendu à Tisol, mais si de jeunes ébénistes authentiques envisageaient d’y retourner, j’en concluais que ce Royaume n’avait pas subi les mêmes influences nuisibles de l’Ipaille.
La traversée du village fut malheureusement moins chaleureuse. La plupart des résidents étaient à leur porte et nous observaient intensément. Il y avait un mélange de froideur, de crainte et de désarroi dans l’expression de leurs visages. Contrairement à Coldore, je ne ressentis pas de véritable agressivité à notre égard. J’avais l’impression qu’ils avaient peur de nous parler et je ne savais pas pourquoi.
― Gadiel semble avoir transmis ses consignes aux habitants, murmura Gulhan.
― En effet, répondit Ama. Il était terriblement énervé à son retour et il nous a défendu de vous adresser la parole.
― Et comme vous avez un problème avec l’autorité, vous vous êtes empressés d’être les premiers à nous saluer, en déduisit mon acolyte. Cela ne m’étonne pas de la part des deux gamins qui m’ont donné tellement de fil à retordre.
― Tu es en froid avec Gadiel ? demandai-je.
― Ce personnage est aussi excessif que ma nièce. Avant qu’il ne dresse des faucons, il n’y avait pas de véritable chef dans ce village. Personne ne croyait en lui car les Ipailles décimaient ses rapaces par dizaines. Mais sa détermination a fini par payer. Les messages de l’Ipaille ont aujourd’hui quasiment disparu dans toute la région.
― Voilà des arguments pour faire de moi un de ses plus fervents admirateurs ! ironisais-je. Dommage que ce personnage soit si antipathique.
― Ses exploits l’avaient rapidement propulsé à la tête du village, mais sa campagne victorieuse contre l’Ipaille n’était que la première étape de son projet. Il voulait dorénavant protéger le village de toutes les mauvaises influences extérieures. Tout le monde voyait en lui un formidable protecteur et ma nièce en tomba vite amoureuse.
― Elle venait de quitter un lâche Aulot pour rencontrer le héros de sa communauté. Un vrai conte de fées, soupirai-je avec amertume.
― C’est ce que je pensais aussi à l’époque, confirma Gulhan. Elle l’admirait et ils se marièrent à peine quelques mois après leur rencontre.
Je ne connaissais que trop bien Loane pour savoir comment elle se livrait à un homme quand elle était passionnée. J’essayai tant bien que mal de chasser certains souvenirs de mon esprit, car l’amertume était trop forte.
― Pour quelle raison vous-êtes vous disputés ? demandai-je. C’est une histoire idyllique que tu me racontes là !
― Quand Gadiel devint chef, il voulut rapidement contrôler toutes les informations circulant dans le village. Faire disparaître les révélations de l’Ipaille ne lui suffisait plus.
― L’ivresse du pouvoir ?
― Oui, qui s’est peu à peu transformée en véritable paranoïa. Même avec l’aura dont il jouissait, il lui était difficile de faire l’unanimité. Il ne supportait pas qu’on désapprouve ses décisions et il n’a pas hésité à se faire aider des gros bras du village pour intimider les esprits trop critiques.
― Rien de neuf sous le soleil, ironisai-je. À Timos, mieux vaut prendre garde à ne pas critiquer les Ducs en public.
― Pour satisfaire son obsession de tout contrôler, Gadiel tente d’isoler son village des influences extérieures. Il prétend ainsi protéger et assurer un futur meilleur aux Enits du Carsac.
― C’est vrai, enchaîna Ama. Il ne voulait pas que nous tentions notre chance au Royaume de Tisol. Sans l’aide de Gulhan, nous ne serions jamais partis.
― Depuis lors, Gadiel me reproche d’avoir publiquement contesté son autorité, poursuivit mon compagnon de route. Il n’a pas osé bannir l’oncle de sa femme, mais je ne supportais plus cette chape de plomb qu’il nous imposait à tous. Je me sentais encore plus emprisonné qu’à Timos et je me suis alors résolu à repartir vers la capitale.
― Et Loane ?
― Elle était effondrée que je parte, mais elle était trop éprise de son homme pour me suivre. Je ne sais pas comment leur couple a évolué par la suite. Nous nous écrivions parfois, mais elle n’a jamais cité Gadiel dans une seule de ses lettres.
Nous étions maintenant en plein centre du village et du haut de nos montures, nous monopolisions l’attention de la population. Enid et Ama marchaient à côté de nous et nous guidaient vers leur maison en maintenant la bride de nos chevaux. J’étais étonné que personne ne vienne saluer Gulhan. Quand apparurent Gadiel et ses hommes de main, je compris que personne ne quitterait le pas de sa porte sans son consentement.
― Soyez les bienvenus, nous dit poliment Gadiel.
Je soupçonnais que le changement d’attitude de l’homme manque de sincérité.
― Merci, répondit poliment Gulhan. Je suis honoré que tu m’accueilles avec tous tes hommes, mais j’avais aussi espéré la présence de ma nièce.
― Elle est restée à la maison pour mieux t’y recevoir.
― Nous avons déjà accepté l’invitation d’Enid et Ama. Et comme tu l’as déjà constaté, je ne suis pas venu seul.
― Quel dommage, ironisa Gadiel. Venez alors demain pour le petit déjeuner. Loane n’a pas son pareil pour préparer des tisanes revigorantes. Et moi, je vous aiderai à poursuivre votre route.
Malgré la politesse affichée, la tension entre les deux hommes était très perceptible, mais Gadiel ne voulait pas attaquer de front un homme aussi populaire que Gulhan. Qui plus est, ils étaient tous les deux liés par Loane et le respect de la famille est sacré chez les Enits. Avec ses bras musclés et son regard qui scrutait nos moindres gestes, Gadiel m’intimidait. Je savais qu’il ne m’offrirait aucune opportunité de discuter seul avec Loane et j’appréhendais encore davantage de la retrouver.
― C’est entendu, répondit Gulhan. Je me réjouis que nous puissions partager du temps ensemble demain.
― Je suis ravi de l’entendre, répondit le mari de sa nièce. Mais quel dommage de ne pas nous retrouver dans l’intimité !
Gadiel me regarda dans les yeux quand il lança cette allusion à peine voilée. Une personne complaisante aurait sans doute évoqué un prétexte futile pour ne pas s’incruster, mais je je fis semblant de ne pas comprendre le message. Il me fixa alors longuement et j’eus le sentiment de découvrir mon nouveau meilleur ennemi.
― Tu salueras Loane de ma part, intervint alors Gulhan. Je viendrai avec l’alcool de prune que j’ai reçu à Coldore. Tu m’en diras des nouvelles !
― C’est gentil de ta part. Reposez-vous bien.
Gadiel s’éloigna et fit signe à ses compagnons de le suivre. Son autorité devait être comparable à celle d’un véritable tyran, car pas même un murmure ne fut prononcé.
La maison d’Enid et Ama se trouvait à l’extrémité du village et ils y vivaient seuls. Ils n’étaient encore que des adolescents quand une mystérieuse maladie emporta leurs parents ainsi que d’autres habitants. Certains prétendaient que les victimes s’étaient aventurées dans une des vallées à l’ouest de la chaîne du Carsac. De nombreux voyageurs avaient ignoré l’interdiction d’y circuler et il avaient payé au prix fort les conséquences de leur imprudence. Gadiel avait utilisé cet épisode tragique pour renforcer sa doctrine basée sur l’isolement. Les Enits devaient rester dans leurs montagnes pour ne pas s’exposer aux dangers et aux chimères du monde extérieur.
Je devinai rapidement quelle était la maison appartenant à nos deux jeunes hôtes. Comme ses voisines, elle était toute en bois, mais la patte des ébénistes lui avait donné un aspect fantasmagorique. Que ce soit sur les grosses poutres de la charpente ou sur les rondins superposés les uns aux autres, une multitude de petites gravures en tout genre donnaient un magnifique cachet à l’habitation.
La nuit tombante était glaciale et nous avions trop faim pour nous attarder à l’extérieur. Maître Potri nous attendait dans un confortable siège à bascule, probablement conçu par un des deux frères.
― Vous voilà enfin ! dit-il soulagé. Vous en avez pris du temps !
― La nuit dernière, nous n’avons pas pris le risque de nous déplacer pendant la nuit, justifiais-je gêné de m’être fait dépassé par ce vieil homme. Tu aurais pu être attaqué par des loups !
― À mon âge, on craint moins les animaux sauvages que les hommes, rétorqua-t-il en souriant.
― Venez vous installer à table, nous suggéra Enid. Ce soir, ce sera lapin et pommes de terre.
― C’est parfait, répondis-je reconnaissant.
Le repas se déroula dans une ambiance conviviale et propice à la détente. Chacun avait besoin de se changer les idées et les deux frères détaillèrent à leur mentor toutes les pièces qu’ils avaient sculptées au Royaume de Tisol. Tous étaient étonnés des demandes formulées par le Grand Intendant. Il s’agissait essentiellement de roues de différentes tailles, mais elles avaient toute la particularité d’être dentées.
― Les rois de Tisol voudraient-ils concurrencer les Ducs en se procurant eux aussi des objets singuliers ? plaisantai-je.
― Je ne crois pas qu’ils nous aient demandé de créer des œuvres d’art, répondit Ama. D’ailleurs, leurs attentes étaient si précises que nous devions respecter à la lettre les mesures indiquées sur leurs plans. Les dimensions des dents devaient être ajustées au millimètre près.
― Décidément, les gens de pouvoir ont tous des idées bien étranges, concluais-je perplexe.
― Bah, peu importe, intervint Gulhan. Si un jour, vous décidez de quitter ces montagnes, l’argent que vous avez gagné vous sera bien utile.
― Nous avons déjà pris notre décision, déclara Ama. On n’en peut plus de ce village. Même le choix des motifs de nos gravures dépend de son approbation.
― Le syndrome du paranoïaque fou de pouvoir , pensai-je tout haut.
― Je n’en suis pas convaincu, répondit Gulhan. Gadiel n’est pas si un mauvais bougre. Il craignait l’Ipaille, mais il toujours eu le courage de l’affronter. On dirait qu’il y a autre chose qui l’effraye. Quelque chose de si abominable que cela justifie tous les excès d’autorité.
― On a pas besoin de l’Ipaille pour faire circuler les rumeurs, continua Enid. Ce qui est sûr, c’est que l’obsession de Gadiel de vivre reclus gagne chaque jour du terrain. Il y a trois semaines, un des nôtres était revenu au village après un long séjour dans l’Empire d’Eldoi. Gadiel l’a pris pour un espion à la solde de ceux qui veulent réinstaurer l’influence de l’Ipaille sur notre territoire. Il n’avait aucune preuve, mais cela ne l’a pas empêché de cogner le malheureux tant qu’il reconnaissait pas son crime supposé. Le pauvre ne s’en est pas sorti.
― Vous l’avez laissé faire ?
― La plupart des habitants le considèrent toujours comme leur protecteur et ils croient en la théorie des forces maléfiques cachées derrière l’Ipaille. Tous les étrangers sont suspects et ceux qui comme nous sont partis trop longtemps du village sont des traîtres en puissance.
― Charmant. Espérons qu’ils ne viennent pas incendier votre maison à la nuit tombée, ironisais-je en me tournant vers Enid et Ama.
― Profitez de votre chambre tant que possible, conclut Ama. Le lit est très grand, mais vous devrez vous y serrer à trois.
― Comment ? contesta Gulhan. Dormir avec ses deux énergumènes ? Je préfère attendre que Gadiel vienne allumer un incendie.
― Arrête ! répondit sèchement maître Potri. On ne plaisante pas avec ce genre de choses.
― Je peux dormir sur la paillasse au pied du lit, proposai-je. J’ai l’habitude de m’installer sur un sol dur et je ne me donne pas cinq minutes pour tomber de sommeil.
― Vous pouvez aussi prendre un de nos couchages si vous préférez, proposa Ama.
― Non merci ! Vous en avez déjà fait assez pour nous.
Malgré mes déclarations, je ne trouvai pas plus facilement le sommeil que les derniers jours et le sol inconfortable n’en était pas la raison. Quelques heures seulement me séparaient encore de Loane et elles risquaient de figurer parmi les plus longues de mon existence.
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