Chapitre IX
Une nouvelle nuit blanche se terminait. Malgré leur gentillesse, les deux frères ne m’avaient été d’aucune aide pour trouver le sommeil. Un mur nous séparait de leur chambre, mais leurs ronflements étaient si assourdissants que je les imaginais dans mon lit.
Plutôt que de continuer à somnoler, je m’étais levé avant les aurores et j’avais erré dans le village jusqu’à me retrouver au sommet d’une petite butte idéalement placée pour voir le lever du soleil. D’où je me trouvais, je pouvais entrapercevoir de lointaines plaines au-delà desquelles s’esquissait le Royaume de Tisol.
Je tenais dans mes mains le brouillon de la lettre de rupture que j’avais écrite à Loane. Je la conservais toujours avec moi et il m’arrivait souvent de la relire. Trop souvent, beaucoup trop souvent. Je ne sais pas combien de temps je suis resté immobile et plongé dans mes songes. La voix contrariée de Gulhan allait me donner quelques éclaircissements.
― Ellimac, que fais-tu ici ? Cela fait plus d’une heure qu’on te cherche !
Maître Potri l’accompagnait et ne semblait pas moins irrité.
― Tu dormais à poings fermés et je n’ai pas voulu interrompre ton sommeil, tentai-je de justifier.
― Cela ne t’autorise pas à disparaître le jour où je vais revoir ma nièce !
― Il n’y a pas mort d’homme. J’avais besoin de me promener, voilà tout.
― Tu es toujours aussi nonchalant Ellimac, soupira maître Potri. Quand cesseras-tu de vivre dans des songes.
― Je ne vis pas dans des songes, je...
― Il est temps de te remuer maintenant ! s’emporta Gulhan. Si nous arrivons en retard, Gadiel le ressentira comme un affront et crois-moi, nous n’avons pas le luxe de nous le mettre à dos.
Il avait raison. Je fermai les yeux et pris une longue respiration avant de lui répondre.
― Je suis désolé. Allons-y puisqu’il le faut.
L’oncle de Loane m’indiqua d’un signe de la main la direction à prendre. Sur le chemin, nous croisâmes quelques chasseurs en route vers la forêt. Ils espéraient récolter quelques prises grâce aux pièges posés la veille.
La maison où nous nous rendions figurait parmi les plus élégantes du village. C’était une des seules dont les rondeaux de bois parfaitement alignés avaient été soigneusement poncés et peints. En pleine lumière, sa couleur orangée lui donnait beaucoup de cachet, mais sans prétention excessive.
Gadiel nous attendait et son accueil se révéla beaucoup plus affable que la veille.
― Vous voilà enfin, nous sourit-il. Loane commençait à s’impatienter et j’allais bientôt partir à votre recherche.
― Toutes nos excuses, répondis-je. J’ai….
― Laissons cela, m’interrompit-il. Vous êtes là et c’est le principal. Suivez-moi.
Surpris par la bienveillance de notre hôte, j’interrogeai Gulhan du regard. À son sourire, je compris que les efforts de Gadiel ne visaient qu’à préserver Loane qui tenait énormément à son oncle.
Nous entrâmes alors dans une grande pièce qui me rappelait la maison d’Achille. Les meubles étaient tout aussi finement sculptés, mais par un esprit nettement moins tourmenté. Ici, aucun animal déplaisant ne serpentait autour des pieds de l’élégante table à manger. Elle était déjà dressée et la superbe argenterie témoignait de l’importance que nous accordaient nos hôtes. Je ressentais une grosse boule au ventre, mais mon estomac parvint encore à faire un nœud supplémentaire quand je reconnus cette voix familière.
― Installez-vous ! Installez-vous ! J’arrive dans un instant !
Loane venait de nous adresser la parole depuis la cuisine entrouverte et j’avais frémi comme un jouvenceau. Sa voix cristalline était reconnaissable entre toutes, même si son intensité semblait s’être légèrement affaiblie par le poids des années.
― Elle est en train de terminer la potée aux oignons que tu aimes tant Gulhan, annonça fièrement Gadiel en nous invitant à nous asseoir.
― Cela fait des années que je n’ai plus goûté ce plat ! Quelle délicate attention !
― C’est normal, lui répondit notre hôte. La famille, c’est sacré pour nous !
― C’est gentil de ta part Gadiel, mais essayons d’éviter les vaines paroles.
Cette allusion créa brutalement un froid qui me mit très mal à l’aise. Je fus d’autant plus surpris par cette attaque verbale que Gulhan m’avait ordonné de ne rien dire qui pourrait importuner notre hôte.
― Nous avons eu des différents Gulhan, répondit Gadiel. Les années ont passé et il est temps que nous tournions la page.
― Serais-tu donc enfin prêt à laisser les habitants réfléchir et décider par eux-mêmes ?
― Ton idéal a vécu Gulhan. Je m’étonne que tu y croies toujours.
― En ce qui me concerne, je ne suis étonné de rien. Qui pourrait imaginer que tu te remettes en question ?
― Tu es le plus proche parent de ma femme et elle m’en a suffisamment voulu quand tu es parti. Je suis certain que tu n’as aucune envie de la rendre triste aujourd’hui. Et moi, je n’ai pas besoin d’une nouvelle crise dans notre couple.
Je ne puis réfréner un léger rictus quand je compris que Gadiel avait été confronté aux colères de Loane. Ce sourire ne passa pas inaperçu et fut ressenti comme une provocation.
― Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Gadiel.
― Rien, rien du tout. Je me disais que….
― Que fais-tu ici ?
Le cri se mélangea à un bruit de verre brisé. Loane était apparue devant nous. Elle demeura un instant pétrifiée tandis que le vin de la carafe qu’elle venait de casser se répandait sur le sol.
Je me demandais régulièrement quel effet les années avaient eu sur elle. Le temps l’avait manifestement oubliée tellement elle était restée fidèle à mon souvenir. Une longue robe bleue descendait le long de ses fines épaules et laissait deviner ses jambes interminables. Ses cheveux blonds brillaient sous la lumière tandis que ses yeux scintillaient comme des émeraudes. Peut-être n’étais-je pas totalement objectif, mais pour moi, elle n’avait rien perdu de son incroyable beauté. Du coin de ses yeux, de petites rides partaient en éventail vers ses tempes, mais je les jugeais insignifiantes. Par contre, je n’aimais pas son chignon qui lui donnait un air sévère. Je la préférais au naturel avec ses longs cheveux ondulés portés par le vent.
À l’évidence, elle n’avait pas été informée de ma venue. Gadiel pensait probablement que je n’en valais pas la peine.
― Bonj… Bonjour Loane, bégayai-je. Ton oncle et moi voyageons ensemble depuis que nous avons quitté Timos. Désolé pour le vin, je vais t’aider à essuyer.
― Non, ce n’est pas la peine. Ce sera vite nettoyé.
Plutôt que de poursuivre la conversation, elle me tourna le dos pour prendre une serpillière et frotter les dalles de granit éclaboussées par le vin. Gadiel ne dit pas un mot, mais il avait deviné que j’avais été bien plus qu’un simple camarade de classe. Gulhan comprit alors qu’il devait détendre l’atmosphère plutôt que de continuer à exprimer de vieilles rancœurs.
― Et bien ? Ai-je donc tellement vieilli que tu n’oses plus venir m’embrasser ?
― Bien sûr que non mon oncle, répondit Loane gênée.
Elle se précipita dans les bras de Gulhan avec une telle fougue qu’il manqua de perdre l’équilibre. Je connaissais bien le lien d’affection qui les unissait. Quand la maman de Loane mourut d’une pneumonie, son oncle l’éleva comme sa propre fille. Elle admirait ce père providentiel qui avait comblé le vide laissé par celui qu’elle n’avait jamais connu. En les voyant à nouveau réunis, je compris que cet amour n’avait pas pris une ride.
Loane fit un rapide aller-retour dans la cuisine pour ramener une grande casserole contenant le met tant apprécié par son oncle. Nous venions de nous asseoir tandis que Gadiel débouchait une nouvelle bouteille de vin.
― À nos retrouvailles ! dit-il en nous invitant à trinquer.
― À nos retrouvailles ! reprîmes machinalement tous les convives.
Nous entamâmes alors le repas sans guère parler davantage. Je me sentais fébrile, mais je m’efforçais d’avoir l’attitude la moins tendue possible.
― Je ne me souvenais même plus à quel point cette potée était délicieuse. Bravo mon enfant ! complimenta Gulhan.
― C’est vrai. C’est très bon, confirmai-je maladroitement.
― Merci, répondit froidement Loane.
Elle ne m’avait même pas regardé et je me demandais si elle avait toujours autant de ressentiments contre moi. Les quelques banalités et politesses d’usage échangées au début du repas ne respiraient aucune spontanéité. Chacun veillait à contrôler ses paroles pour ne pas éveiller de tensions inutiles. Comme souvent dans de telles situations, la solution fut d’évoquer d’heureux souvenirs. J’appris ainsi que Gulhan avait été l’heureux témoin du magnifique mariage de sa nièce. On félicitait également les progrès spectaculaires de la cuisine de Loane et on parlait d’elle comme si elle était devenue une parfaite petite femme de maison. J’avais du mal à concevoir qu’elle ait pu tant changer, moi qui n’avais jamais réussi à contenir le moindre de ses excès.
Maître Potri était aussi d’humeur nostalgique et c’est avec son style pince-sans-rire qu’il nous narra les meilleures anecdotes de sa vie d’instituteur. Il égaya toute la table en relatant les questions impertinentes que Loane posait immanquablement à chaque cours d’histoire. Elle aussi s’en amusait, mais elle restait attentive à ne pas croiser mon regard. Gadiel scrutait la moindre de mes réactions et il fut le premier à entamer une discussion moins superficielle.
― Et bien Gulhan? Il semblerait que tu aies eu des ennuis à Timos ?
― Tiens donc ? T’intéresserais-tu finalement aux ouï-dire du monde extérieur ? Moi qui pensais qu’aucune rumeur n’avait droit de cité dans cette région.
― Aucune parole n’est interdite si elle est sensée et fondée, se défendit Gadiel.
― Quel beau principe, ironisa Gulhan. Et qui donc a le pouvoir de juger si une information est « sensée et fondée» ?
La tension entre les deux hommes refit instantanément surface.
― Écoute, répondit le mari de Loane, nous avons longtemps collaboré pour nous protéger de l’Ipaille. Les observations que tu as faites sur cet oiseau ont permis de mieux préparer mes faucons au combat. C’est de cela dont nous devons nous souvenir.
― Non Gadiel. À quoi bon se battre contre l’Ipaille si nous devenons pires que lui ?
― Mais bon sang, de quoi parlez-vous ? intervint maître Potri.
― D’une famille injustement bannie du village, répondit Gulhan. En plein hiver et avec trois jeunes enfants, autant dire qu’ils ont été envoyés à la mort.
― Nous avons préservé notre village des méfaits de ces comploteurs, se défendit Gadiel.
― Tu as surtout voulu donner un signal aux perturbateurs qui auraient la mauvaise idée de critiquer tes projets. Tu prétendais nous libérer de l’Ipaille, mais en réalité, tu n’as fait que prendre sa place.
Les échanges virulents entre les deux hommes continuèrent et me permirent de comprendre la source de leurs dissensions.
L’oncle de Loane avait donné son assentiment au mariage de sa nièce avec Gadiel car il estimait cet homme courageux. Gulhan s’investit corps et âme pour que son gendre soit prêt à affronter l’animal le plus craint du Grand Continent.
Une année entière fut nécessaire à parfaire les techniques de chasse des faucons. L’Ipaille avait compris le danger et multiplia les rumeurs. Pas un adultère ou petite tricherie ne lui avait échappé et peu de familles avaient été épargnées par toutes ces dénonciations. Durant cette période, Gulhan pensait que le village allait imploser tant les publications étaient incessantes. Fondées ou fantaisistes, elles attaquaient le plus souvent l’intimité des familles et menaçaient sérieusement leur unité. Le couple que formaient Gadiel et Loane avait aussi été soumis à rude épreuve, mais je n’osais pas demander quelles dénonciations les avaient tellement déstabilisés. Ses événements s’étaient produits il y a cinq ans déjà et le village peinait toujours à s’en remettre. Soudés, on peut surmonter les pires difficultés, mais comment faire quand la confiance fait place à la suspicion et à l’amertume ?
La campagne de dénigrement de l’Ipaille battait encore son plein que les choses s’aggravèrent encore. Les faucons commençaient pourtant à engranger leurs premières victoires, mais les propagations de détestables rumeurs allaient bientôt être relayées par les villageois eux-mêmes.
Beaucoup se sentaient humiliés jusque dans leur foyer après que leurs bassesses aient été révélées sur la place publique. De nombreux couples ne tenaient plus que par convenance, car le divorce était particulièrement mal vu dans les villages Enit.
Quand de telles frustrations parviennent à se développer au cœur d’un foyer, elles s’accompagnent souvent d’une jalousie incontrôlable. Jeter l’opprobre sur ceux qu’on croit mieux loti que soi apporte alors un réconfort malsain. D’autres endureront le même déshonneur.
Gadiel chercha à comprendre pourquoi les rumeurs destructrices continuaient à se propager après la disparition de l’Ipaille. Il ne se rendit pas compte que le mal s’était installé dans le cœur des villageois et il préféra la théorie que des traîtres à la solde de l’Ipaille continuaient son œuvre maléfique. Ses voisins n’avaient pas encore été victimes de propos nauséabonds et ce simple fait suffit à les suspecter. Il ne fallut alors que quelques conciliabules entre les villageois pour que des présomptions se transforment en certitudes.
Gulhan dénonça ces conclusions arbitraires et il avait exhorté Gadiel à ne pas tomber dans les mêmes travers que l’animal que nous combattions. Mais les médisances sans fondement étaient devenues des vérités immuables et il ne put éviter le bannissement de cette famille sans histoire. Il y avait non seulement un couple et leurs trois enfants, mais également le grand-père qui vivait avec eux.
Écœuré par l’attitude des siens, Gulhan quitta le village et il laissa ainsi le champ libre à Gadiel. Fort du traumatisme laissé par l’Ipaille, il fut rapidement reconnu comme la véritable autorité du village et il imposa rapidement sa vision d’un peuple retranché sur lui-même pour se préserver des maux extérieurs.
Ce triste épisode, je venais de le découvrir en écoutant la conversation de plus en plus houleuse entre l’oncle et le mari de Loane. Celle-ci demeura silencieuse et semblait désabusée. Sans doute avait-elle espéré de plus joyeuses retrouvailles avec son père d’adoption.
― Tu n’as jamais apporté la moindre preuve à tes accusations Gadiel ! enragea Gulhan. Leur plus petit avait à peine deux ans et cela ne t’a pas empêcher de les jeter sur une route gelée.
― C’est toi qui refuse l’évidence ! riposta-t-il. Alors que l’Ipaille avait disparu, les portes du village ont encore été recouvertes de messages sordides pendant des mois. Toutes sauf la leur !
― S’ils avaient été coupables, crois-moi qu’ils se seraient auto-calomniés pour ne pas éveiller les soupçons. Tu refuses toujours d’admettre que les habitants eux-mêmes ont commis ces tristes bassesses. Du moins ceux qui avaient décidé de ne pas subir seuls l’humiliation de leurs erreurs exposées sur la place publique. Tu as trouvé les parfaits boucs émissaires, mais j’espère que le remord ronge tous les villageois qui n’ont pas eu le courage d’avouer leurs agissements.
― ASSEZ !
Le cri fut émis par Loane. Ses lèvres tremblaient et ses yeux écarquillés fixaient les deux hommes qui stoppèrent aussitôt leur querelle.
― C’est assez vous dis-je ! Je ne veux plus vous entendre parler de ces vieilles histoires ! Rasseyez-vous et terminez le repas !
Personne n’osa la contredire et il nous fallut de longues minutes pour nous remettre de son intervention. Même son époux ne bronchait plus. Malgré l’ambiance lourde, je me sentais soulagé. Loane ne vivait pas sous la coupe de son mari et elle savait se montrer plus autoritaire que lui. Il n’était finalement pas si fort que ça, me disais-je pour soigner mon amour-propre. Ce sentiment était très agréable, mais il fut altéré par l’impression qu’elle ne s’intéressait pas du tout à moi. Elle fixait Gadiel du regard et se préparait à lui dire quelque chose d’important.
― Mon clan m’avait convaincu que tous les Azoines étaient mauvais. Et toi, tu m’as persuadée que cette famille méritait son bannissement. Je me suis trompée. À chaque fois, je me suis trompée !
― Qu’est-ce qui te prend Loane? S’inquiéta Gadiel. Est-ce ma dispute avec ton oncle qui te met de telles idées en tête ?
― Je suis encore capable de réfléchir par moi-même, se vexa Loane. Cette famille que tu as expulsée, certains ont survécu malgré le froid.
― Que me racontes-tu là ? Nous n’en avons plus jamais entendus parler depuis leur départ.
― Les rares personnes autorisées à quitter le village ne racontent plus ce qu’elles découvrent dans l’autre monde, car tu risquerais de ne plus les laisser repartir. Je n’ai pas agi différemment, mais il est temps que tu reprennes pied à la réalité.
Gadiel était persuadé que le Grand Continent s’aliénait chaque jour un peu plus. L’isolement était la seule solution pour se préserver des affres du monde extérieur et cette idée avait séduit Loane. À Timos, elle avait été baignée dans la théorie du complot selon laquelle les Azoines utilisaient tous les moyens, dont l’Ipaille, pour dominer les autres communautés.
Les mots de Loane expliquaient pourquoi l’ambiance était tellement lourde dans le village. Les habitants craignaient tous quelque chose. Pour la plupart d’entre eux, c’était la présence d’inconnus comme moi qui générait beaucoup d’inquiétude.
Pour les quelques irréductibles qui rejetaient les théories de Gadiel, c’était l’interdiction de dépasser la limite de leur territoire qui était insupportable. Le village essayait de vivre en autarcie, mais il avait malgré tout besoin d’importer un minimum de produits. Il s’agissait principalement d’outils, d’armes et de quelques épices qu’on ne pouvait se procurer que via monnaie sonnante et trébuchante. Ama et Enid figuraient parmi les quelques corps de métier très recherchés au Royaume de Tisol et ils y étaient régulièrement envoyés pour gagner l’argent nécessaire. Ils se considéraient eux-mêmes comme des privilégiés et détonnaient par leur ouverture d’esprit.
Loane ne laissa pas à Gadiel le temps de se reprendre.
― Ama et Enid suivaient chaque fois le même rituel quand ils rentraient de Tisol. Ils confortaient ta théorie en détaillaient toutes les choses détestables auxquelles ils avaient été confrontés et préservaient ainsi l’autorisation d’y retourner. Mais ils ne t’ont pas dit qu’on y trouve aussi des gens bien et beaucoup de signes de bonheur. Ils y ont même trouvé l’amour.
― Ah oui ? Pauvres naïfs ! Les filles de débauche savent comment s’y prendre pour rafler l’argent de deux jeunes en rut !
― Ils m’ont raconté leur histoire et je crois que leur romance est sincère. Mais peu importe ! Il y a trois mois, alors qu’ils rentraient au village, ils se sont laissés surprendre par la tempête. Si un homme n’était pas intervenu pour les mettre à l’abri, ils seraient morts de froid.
― Sans doute subsiste-t-il encore un peu d’humanité dans le monde extérieur mais…
― Il s’agissait d’un des enfants que tu as banni Gadiel ! Son frère n’a pas survécu, mais il n’a pourtant pas hésité à sauver deux gamins de notre village !
Décontenancé par ce qu’il venait d’entendre, Gadiel se montrait de plus en plus irrité.
― Cela ne prouve pas son innocence, se défendit-il.
― Les preuves, tu t’en es bien passé quand tu les a chassés. J’ai honte de nous Gadiel, ils étaient des nôtres et nous les avons injustement condamnés. Nous sommes de vrais monstres.
Gadiel était complètement sonné, comme si les mots de sa femme l’avaient frappé en pleine figure. Il y avait de la rage dans ce qu’exprimait Loane et seul son oncle osa lui adresser la parole.
― Je comprends ta réaction mieux que personne. Mais qu’as-tu appris pour exprimer aujourd’hui une telle colère ?
― Ces gens ont plus de raisons que quiconque de haïr l’Ipaille, dit-elle les yeux remplis de larmes.
― Je connais des dizaines de personnes qui ont toutes les raisons de détester ce volatile, nuança Gulhan.
― Ils ont perdu leur aîné à cause de lui. Et comme si ce n’était pas assez, nous leur en avons enlevé un second en les chassant en plein hiver. Leur plus petit n’a pas survécu au froid.
Un silence de plomb s’installa brutalement et mon regard se tourna machinalement vers Gadiel. Il semblait terrifié par l’attitude de Loane et tenta de mieux cerner le mal qui rongeait son couple.
― C’est donc pour cela que tu ne me parles pratiquement plus depuis des semaines. Pourquoi as-tu attendu jusqu’à aujourd’hui ?
― Je comptais te l’annoncer dans quelques jours, avant qu’Enid et Ama ne repartent vers Tisol.
Gadiel devint blême et se mit à bafouiller.
― Mon amour, ne fais pas cela. Je ferai tout ce qu’il faut pour les réintégrer dans notre village.
― Le mal est fait. Il faudra apprendre à vivre avec la mort d’un enfant sur la conscience. Mais chacun de son côté. Je pars Gadiel.
Le ton de Loane n’avait laissé aucune place à la discussion. Son mari s’effondra sur sa chaise et posa ses mains sur son visage pour masquer son désarroi. Ce fut le geste de trop pour Loane qui s’encourra en dehors de la maison. En la découvrant toujours aussi entière et révoltée, je me rendis compte qu’elle m’impressionnait toujours autant. Le plus inquiétant était mon cœur qui n’avait cessé de battre la chamade depuis mon entrée dans cette maison.
Monsieur Potri fut le premier à réconforter Gadiel.
― Elle est fâchée mais elle va revenir, lança-t-il sans grande conviction
― Vous devriez savoir qu’elle a toujours fait ce qu’elle disait, répondit-il lucide.
― Nous sommes désolés, lui répondis-je sans grande conviction.
― Je n’en crois pas un traître mot, Monsieur Masso. Et n’espérez pas la récupérer. Elle est peut-être furieuse à mon égard mais elle ne voudra jamais retourner auprès d’un lâche.
― Et bien alors, tout va bien, ironisais-je.
Gadiel était hagard et il cessa de parler. Son regard vide semblait se perdre dans la pièce comme s’il venait de se faire tabasser. C’était le moment d’achever mon rival par quelques paroles acides mais je n’en fis rien. Le sentiment d’empathie était en train de prendre le dessus, malgré mon aversion contre les hommes despotiques.
Gulhan proposa de terminer le repas par une dégustation de l’alcool local. Même si c’était un vrai tord boyau, je bus d’une traite cette liqueur de poire servie dans un bol bien trop grand pour un digestif.
Les hommes ont ceci de particulier qu’un moment de silence autour d’un verre est souvent le meilleur moyen de les rapprocher. Nous savions ce que Gadiel ressentait et il comprit que nous n’étions pas restés pour l’accabler davantage. Quand chacun eut terminé son verre, il prit la parole.
― Ne pensez pas avoir eu la moindre influence sur la scène à laquelle vous venez d’assister. Elle m’en veut depuis longtemps et il fallait bien que sa colère explose un jour.
La fierté de Gadiel avait repris le dessus et il voulait montrer qu’aucun étranger ne pouvait influer sur son destin.
― Si vous n’êtes pas venus ici pour la reconquérir, que lui vouliez-vous ? me demanda-a-t-il
― Je ne suis venu ici que pour obtenir des renseignements sur Tertu, notre ami d’enfance, répondis-je avec une assurance toute feinte.
― Tertu ? Vous parlez de Tertu Mirdanne ?
― Oui. Vous le connaissez ?
― On nous a raconté son histoire, ses parents morts dans un incendie, sa fuite au Royaume de Tisol.
― C’est bien lui. Mais nous avons besoin de plus de détails pour le retrouver dans un territoire aussi immense.
Gadiel semblait savoir quelque chose mais il hésitait à répondre.
― Si tu sais quelque chose, dis-le nous, insista alors Gulhan.
L’homme soupira et nous révéla ce qu’il savait.
― Un soir, il a frappé à notre porte, nous raconta-t-il. Loane éclata en sanglots en le voyant et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle m’avait déjà parlé de Tertu et me l’avait décrit comme un homme sans peur et sans reproche. On nous avait dit qu’il était mort, mais il se tenait pourtant face à nous, accompagné de trois autres individus.
― Qui étaient-ils ? demanda Maître Potri.
― Ils étaient aussi baraqués que le plus costaud de mes hommes. Tertu nous raconta qu’un notable de Timos lui avait mis à disposition sa garde rapprochée. Il l’appelait « l’aristocrate doré »
― « l’aristocrate doré » ?! répéta Gulhan. Comment Tertu le connaissait-il ?
― Je ne saurais vous répondre, répondit Gadiel. En tout cas, c’est lui qui a conseillé à Tertu de se rendre au Royaume de Tisol et de faire escale dans notre village. On m’avait décrit votre ami comme un solitaire insoumis, mais il suivait à la lettre les instructions qu’il avait reçues de l’aristocrate doré ?
― Pourquoi partir si loin ?
― Il resta très discret sur ses projets. C’était pour notre sécurité, justifiait-il. Sous l’insistance de Loane, il finit par nous révéler qu’il rejoignait une confrérie luttant pour le rétablissement de la vérité. Mais je n’ai aucune idée de ce à quoi il faisait référence.
― Cette confrérie, s’agissait-il des « Incrédules » ?
― Il n’a pas cité ce nom. Mais un jour, il a désigné par « Éminents » ceux qui étaient à l’origine de l’incendie de sa maison.
― Ce nom ne m’est pas totalement inconnu, répondis-je en pensant à Fergal.
― Ah oui ? Ils existeraient donc vraiment ? Savez-vous qui ils sont ?
― Malheureusement non. Celui qui aurait pu nous aider est mort quelques instants après avoir cité leur nom. Combien de temps Tertu est resté parmi vous?
― Deux semaines. Lui et ses compagnons avaient besoin de récupérer après avoir affronté les montagnes en plein hiver. Si le blizzard n’avait pas faibli, je doute qu’ils auraient survécu à ce périple.
― Et ensuite, où sont-ils partis ?
― Tout ce que je sais, c’est qu’il devaient rejoindre la côte. Je les entendais parfois parler d’une embarcation qui les y attendait.
Alors que je m’apprêtais à lui demander plus de détails, le bruit caractéristique d’une corne de brume se fit entendre.
― C’est l’alerte ! cria Gadiel. Venez, il n’y a pas de temps à perdre !
― Que se passe-t-il ? demanda maître Potri.
― Ce signal nous prévient d’une attaque ! Il faut rassembler les hommes au plus vite !
― Nous venons avec toi ! lui répondis-je sans hésiter.
Gadiel hésita une fraction de seconde avant d’approuver notre aide.
― Très bien. Mais n’oubliez pas que je reste le seul à donner les ordres ici.
― Sans le contredire, nous courûmes derrière Gadiel pour rejoindre ses hommes sur un surplomb. Cet endroit disposait d’une vue imprenable sur les chemins rejoignant le village.
― Ils sont tout près, cria un grand barbu pointant du doigt le même sentier que celui que nous avions emprunté depuis mon village natal.
Un groupe de cavaliers était en train de se rapprocher. Des hauteurs où se trouvait le village, ils ne pouvaient pas passer inaperçus mais cette exposition ne semblait guerre les préoccuper.
Je reconnus alors la même tenue caractéristique que celle que j’avais observée à Coldore. La garde des Ducs avait retrouvé nos traces et elle avait la réputation de ne faire aucun quartier si on lui barrait la route.
― C’est moi qu’ils recherchent, avouai-je. Si je ne me livre pas, ils vont tous nous massacrer.
― Ne bouge surtout pas d’ici, m’ordonna Gadiel. Tu es notre invité et tu es donc sous notre protection.
Sa réaction m’étonna, mais il eut la franchise de m’expliquer que je n’étais pas son véritable centre d’intérêt.
― S’ils sont ici, ce n’est pas uniquement pour toi Ellimac. Il est hors de question qu’ils s’en prennent à l’ancien instituteur de ma femme ou à son oncle. Compagnons, vous savez ce que j’attends de vous!
Gadiel venait de s’adresser à la trentaine de personnes rassemblées autour de lui. Une dizaine d’entre eux quittèrent le surplomb pour se rapprocher discrètement de nos ennemis via les bas-côtés. Les autres se préparaient à utiliser leur arc même si leurs cibles étaient encore trop éloignées.
― Vous allez vous faire massacrer si vous tentez de les arrêter. Ils sont équipés d’armes dont vous ne soupçonnez pas la puissance.
J’avais repéré que nos adversaires disposaient des fameux mousquets mais aussi de redoutables arbalètes. Celles-ci étaient bien plus précises et puissantes que les traditionnels arcs à flèches dont disposaient les hommes de Gadiel. Ces derniers ne semblaient pas avoir réalisés que nous étions déjà à portée de leurs carreaux.
― Dans ce cas, répondit calmement Gadiel, mettons nous à l’abri des rochers et attendons.
Les premières maisons se trouvaient juste derrière nous. Femmes et enfants avaient reçu l’instruction de restés cloîtrés, mais je n’osais imaginer la sauvagerie de la garde des Ducs si nous ne parvenions pas à la contenir.
Soudain, des flèches enflammées furent tirées en direction des soldats. Les hommes qui étaient descendus du surplomb avaient pris position sur le flanc de la colline. Les tirs m’avaient semblé terriblement imprécis car aucun garde ne fut blessé. Pourtant, les flèches avaient bel et bien atteint leur cible car elles mirent rapidement le feu à une espèce de boue qui recouvrait cette zone.
― Quel est ce prodige ? demandai-je
― Ah, ah, ah ! Cette boue est en réalité ce qu’on appelle du goudron, répondit Gadiel. Il y en a beaucoup dans la région et nous avons veillé à ce que chaque sentier en soit tapissé aux endroits stratégiques.
Les dangers du monde extérieur avaient poussé le chef du village à envisager des mesures de protection extrêmes. Je l’aurais pris pour un vrai fou si j’en avais eu connaissance avant cette bataille. Mais en voyant aujourd’hui les soldats des Ducs ainsi pris au piège, je découvrais un véritable stratège.
Pris de panique, les chevaux ruèrent dans tous les sens et une grande partie des soldats tombèrent de leur monture. Le cercle de feu s’était presque refermé sur eux mais il subsistait un étroit passage idéalement placé pour les archers de Gadiel. Ces derniers s’étaient rapprochés des soldats désormais condamnés à mourir brûlés vifs ou transpercés par les flèches. Seuls les chevaux purent profiter de cette porte de sortie sans devenir une cible de choix. Le feu continua à se propager rapidement et déjà, les gardes qui n’étaient pas sortis du cercle de feu n’eurent plus le choix de leur mort. Le piège s’était entièrement refermé sur eux et malgré leurs appels à l’aide, rien ne fut fait pour leur épargner une mort atroce. Après quelques interminables minutes, l’arrêt des hurlements annonça la fin d’un combat qui n’avait laissé aucune chance aux assaillants.
En dépit des ordres de Gadiel, j’avais quitté le surplomb et je ne me trouvais qu’à quelques mètres de la scène de bataille. Malgré les cris et les yeux implorants de nos ennemis, je ne fis rien pour tenter de les sauver. J’étais autant pétrifié par le danger des flammes que par le risque d’être pris sous les flèches des villageois. Quand je revins sur mes pas pour retrouver mes deux compagnons de route, mon cœur se pinça à nouveau. Loane avait rejoint son mari et ils se tenaient enlacés l’un à l’autre. Sans nul doute, le nouveau fait d’armes de Gadiel lui avait valu de regagner l’attachement de sa femme.
Gulhan et maître Potri ne me dirent pas un mot et ils se demandaient sans doute laquelle des scènes était la plus traumatisante pour moi. Je me posais la même question mais la souffrance endurée par les soldats m’était tout-à-coup apparue si insignifiante que je ne pouvais pas ignorer la réponse.
Pour une fois, je n’avais pas prêté attention à ce qu’il se passait dans le ciel. Pas plus que Gadiel, trop heureux d’avoir entrepris sa reconquête la plus précieuse. Un Ipaille avait échappé à la surveillance des faucons et il avait observé tous les détails de l’embuscade. Le secret des événements de cette journée était le seul espoir que je conservais encore. Tapie dans l’ombre, cette illusion attendait déjà patiemment le meilleur moment pour me piéger.
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